Au départ, plusieurs grands pays européens, dont la France, l’Allemagne et l’Italie, démarrent une négociation avec les producteurs de vaccins et parviennent à signer de premiers accords. Ceci soulève une immense inquiétude des pays plus petits et plus pauvres de l’Union, persuadés que l’ensemble de la production sera monopolisé par ce groupe de tête. Les grands pays vont donc accepter de transmettre le flambeau à la Commission. Ceci est le premier choix, et on verra qu’il n’est pas anodin. Il a été fait au nom de la solidarité européenne et pèsera lourd pour la suite. La Commission se met en branle pour négocier et elle prend un peu de retard. Il faut dire qu’elle n’a pas de compétence sur la santé et manque donc d’administration bien affûtée, mais, surtout, elle n’a pas les mains libres. Tout ceci se discute en effet à vingt-sept. En définitive, on perd quelques semaines ; peu, dans l’absolu, mais énorme en temps de pandémie…
Les pays membres vont de surcroît imposer à la Commission de négocier les prix. Pari gagné : l’Europe paye ses vaccins d’un quart à moitié moins cher que les États-Unis. Mais le souci d’économie devait-il être le cœur du sujet quand on voit le coût quotidien du ralentissement de l’activité économique ? Les contrats signés tiennent aussi les industriels responsables en cas de problème lié au vaccin, là où d’autres pays acceptent de garantir les fabricants contre tout risque de défaut de leur produit…
Le dernier choix est géopolitique : l’Europe accepte que ses industries vaccinent le monde. Les États-Unis ont fermé les ventes à l’international, pas l’Europe. Les Européens s’engagent également dans un effort mondial pour fournir des vaccins aux autres continents, pas les Américains. La vaccination au Canada est made in Europe. On peut estimer que la moitié de la production européenne environ part vers d’autres pays, ce qui permet d’expliquer en grande partie la différence de taux de vaccination entre les populations européenne et américaine. Au final, le problème ne semble donc pas tant être dans le retard à l’allumage lié au fait d’avoir dû coordonner sur le vif vingt-sept stratégies différentes que dans la production physique des vaccins et dans le choix de ne pas se les réserver.
Thierry Breton a désormais pour mission de mettre sous tension l’appareil de production européen – et suisse. Mais le durcissement de ton envers AstraZeneca, qui a vendu au monde bien plus que ce qu’il peut produire – et n’est sans doute pas seul dans cette situation – oblige à se poser la question : solidarité mondiale ou bien Europe d’abord ? De fait, hormis Israël et quelques pays du Golfe à faible population, qui ont accepté de payer très cher et très en amont les vaccins quand leur efficacité était encore à prouver, personne ne peut se targuer d’une vaccination avancée de sa population. Le Royaume-Uni fait certes nettement mieux que les pays de l’UE, mais il a des usines sur son sol. Et si nous fermions nos frontières au nez des autres pays, l’Europe pourrait sûrement faire plus – un peu en dessous du double du rythme actuel ? La comparaison avec l’effort qu’ont pu faire de petits pays pour sécuriser l’écume de la production n’est d’ailleurs pas totalement pertinente : il n’est matériellement pas possible en quelques semaines de disposer proportionnellement du même nombre de vaccins qu’en Israël pour l’ensemble de la population européenne. La dure réalité reste que les vaccins n’existent pas encore en nombre suffisant…
Sauf pour un pays : l’Allemagne. Ce pays a une forte capacité de production sur son sol et aurait pu choisir de vacciner sa population si un stock stratégique de vaccins avait été mis de côté. Il ne l’a pas fait. Le choix allemand de la solidarité passe totalement inaperçu en France, mais le débat politique est là-bas d’une extrême violence… et à raison. Nous avons souvent fustigé le retard permanent de l’Allemagne sur les décisions communes, son mauvais gré à fédéraliser la puissance économique. Disons-le franchement, le choix allemand de jouer collectif sur les vaccins est une décision de solidarité historique, qui laissera des traces.
Arthur Colin