Témoignage chrétien ! Le titre même de ce journal est un legs précieux ; précieux et complexe. L’histoire de ce « c » qui, de catholique qu’il était originellement, devint chrétien s’observe dès le premier numéro des Cahiers du Témoignage chrétien. En 1941, à Lyon, le papier est rare et cher. Aussi, lorsque la présence de protestants au sein de la première équipe rend évident et nécessaire ce changement, l’opération copier/coller, désormais bien connue de tous les usagers d’un traitement de texte, se fait-elle à la main. Une petite bande est imprimée, découpée, puis collée sur les couvertures. « Témoignage catholique » est devenu « Témoignage chrétien », conséquence d’un œcuménisme de fait pratiqué à une époque où le mot sent le soufre et où sont rarissimes les rencontres entre ceux qui, durant des siècles, furent frères ennemis jusqu’au fratricide. C’est cette première fraternité en actes qu’institue ce premier numéro.
Aujourd’hui, les choses ont beaucoup changé ; il n’est plus que les plus radicaux de l’une ou l’autre confession pour considérer l’autre comme une haïssable hérésie.
Nous demeurons profondément attachés à cette particularité qui fait de nous un journal chrétien sans affiliation à aucune Église. Elle nous donne une précieuse liberté de pensée et de parole. Pour autant, la question de l’avenir de ce « c » ne peut pas être séparée de celle de l’avenir du catholicisme. En effet, celui-ci demeure au cœur du christianisme et, en France, être chrétien est souvent synonyme d’être catholique.
C’est pourquoi interroger l’avenir du « C » de « TC », c’est largement interroger le devenir du catholicisme.
Un état des lieux catastrophique
Si on regarde les chiffres, la situation est en effet très alarmante. Le taux de pratique dominicale ne cesse de baisser et les restrictions liées au Covid ont accéléré le mouvement – il semble assez certain aujourd’hui que nombre de ceux et celles qui ont « décroché » ne reviendront pas. Mais le mouvement touche toute la pratique sacramentelle. Pendant longtemps, on a fait le distinguo entre les pratiquants réguliers et ceux et celles qui ne se présentaient guère dans les églises que lors des baptêmes, mariages et obsèques, et d’une certaine façon on pouvait se « rassurer » à bon compte en considérant encore comme catholiques ces pratiquants des saisons de la vie. Aujourd’hui, on observe une large « désaffiliation », une perte de tout contact avec le catholicisme, ses pratiques, et plus encore sa doctrine, en particulier chez les plus jeunes. Pour le catholicisme français, c’est un tsunami qui s’annonce. Les fameux baby-boomers, ceux et celles qui ont reçu une éducation religieuse et s’en sont détachés, vont disparaître. Leurs enfants et petits-enfants, eux, ne se détachent de rien. Pour eux, le catholicisme et la religion en général sont une terre inconnue. Indifférents pour leur propre compte, ils pratiquent le plus souvent la vertu de tolérance à l’égard de ceux et celles qui croient mais ont une forte tendance à considérer que la religion est davantage un facteur de querelles, voire de guerre, que de paix et de fraternité. En ce qui concerne le catholicisme, la révélation des abus et crimes sexuels dans l’Église et de leur dissimulation par son système hiérarchique achève de les convaincre de se tenir à distance et d’en tenir éloignés leurs enfants.
Le bilan est lourd. Cet automne, à l’initiative de l’Association des journalistes d’information sur les religions, qui célébrait son centenaire, un sondage commandé à l’IFOP révèle que les Français et Françaises sont désormais une courte majorité (51 %) à déclarer ne pas croire en Dieu ; en 1947, on dénombrait deux tiers de croyants (67 %) et ils étaient encore 56 % il y a dix ans, en 2011. Si cet effacement de la référence à Dieu touche toutes les religions, elle est en France un franc désaveu du christianisme et, parce qu’il est très largement majoritaire, du catholicisme ; ainsi, 35 % de ceux et celles qui se déclarent catholiques disent ne pas croire en Dieu – les protestants ont un score quasi identique à 34 % –, tandis que, côté islam, seuls 3 % de ceux qui se déclarent musulmans se disent non croyants. Seule consolation, si l’on peut dire, il n’y a que 5 % des catholiques pratiquants qui ne croient pas en Dieu.
Un prosélytisme empêché
On peut bien sûr regarder le verre presque encore à moitié plein et observer qu’il demeure quand même presque la moitié des gens qui ont une référence de foi, ce qui, de fait, n’est pas rien, mais ne dédouane pas les institutions religieuses et tout particulièrement les autorités catholiques de la question : qu’avons-nous de bon et de juste à annoncer et à partager ? En effet, le système religieux chrétien est par nature « prosélyte ». L’Évangile selon Matthieu est explicite en ses derniers mots : « Allez, de toutes les nations, faites des disciples… » Il ne l’est pas dans une perspective de puissance mais parce qu’il croit avoir reçu un trésor qu’il a le devoir de rendre accessible au plus grand nombre.
Quel est ce trésor ? La question est rarement posée. L’Évangile, toujours lui, énonce : « Là où est ton trésor, là aussi est ton cœur. » Hélas, l’épisode de la pandémie nous renseigne de façon pathétique. Il a été revendiqué de pouvoir « dire la messe » : les boutiquiers réclamaient la réouverture de la boutique comme le cœur de leur activité.
Les signes de ce qu’il faut, hélas, nommer une faillite du catholicisme sont clairement lisibles. Il y a l’effondrement de la pratique religieuse, l’extrême difficulté à recruter le personnel d’encadrement : les effectifs de prêtres fondent comme neige au soleil depuis soixante-quinze ans, au rythme des départs, des décès et du fait d’un recrutement de plus en plus limité. La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, après presque trois ans d’enquête, vient de rendre un rapport accablant, tant du fait du nombre des agresseurs que de celui, effarant, des victimes. Les préconisations du rapport sont limpides : un changement décisif dans le mode de gouvernance et la fin de la concentration de tous les pouvoirs et de toute l’autorité dans les mains des évêques et des prêtres, qui l’exercent en figure de Dieu lui-même.
Un tournant historique
On peut toujours prétendre que l’Église n’a cessé de connaître des difficultés tout au long de son histoire et que, cependant, elle traverse les siècles, même cahin-caha.
Pourtant, si l’on recule d’un pas pour observer le long temps historique, force est de constater que la situation actuelle est inédite.
En effet, pendant de longs siècles, la société et l’Église ont partagé les mêmes valeurs. Certes, le plus souvent, pas plus l’une que l’autre n’ont su totalement les respecter, mais du moins l’une comme l’autre y tendaient-elles. Souvent aussi, l’Église a promu des valeurs que la société ne considérait pas ou guère mais qui semblaient désirables aux populations ; charité, fraternité, respect des pauvres. Ainsi, même si les sociétés anciennes, comme les sociétés médiévales, étaient profondément inégalitaires, l’Église affirmait que devant Dieu et son jugement, tous et toutes seraient regardés non selon le titre ou la noblesse mais selon la vérité des actes et du cœur. C’est ainsi que l’on vit des Jugements derniers et des danses macabres où les mitrés, voire le pape, rôtissaient en enfer.
Aujourd’hui, nous voyons se découpler les valeurs supérieures de nos sociétés et celles que porte l’Église. C’est vrai sur la parité hommes/femmes. Nos sociétés ne sont ni égalitaires, ni paritaires, mais elles veulent y tendre à tous les échelons. L’Église catholique persiste à soutenir une séparation des fonctions selon le genre qui ne permet pas aux femmes d’exercer la moindre autorité dans l’Église, quelles que soient leurs compétences ou leur formation, au seul motif qu’elles sont femmes.
Nos sociétés cherchent à assurer dans le cadre démocratique un équilibre des pouvoirs, à contrôler l’exercice de l’autorité en instaurant partout des mécanismes de contre-pouvoir. L’Église catholique considère que la démocratie est un bien pour les autres mais pas pour elle puisqu’elle exerce le pouvoir comme un service et de droit divin. Précisément, la situation du droit dans l’Église est calamiteuse. La séparation des pouvoirs y est un vain mot, puisque l’évêque est lui-même l’autorité judiciaire. Les droits de la défense ne sont pas protégés et les tribunaux ne sont pas tenus de rendre publics les attendus de leurs décisions. Évidemment, le manque de contrôle par des instances indépendantes conduit à des faits avérés de corruption, en particulier sur le plan financier : un cardinal est aujourd’hui devant un tribunal du Vatican pour des détournements d’argent considérables. C’est une première ; non la corruption, mais sa mise en cause judiciaire.
Dans un autre registre, les abus commis dans l’Église ont mis sous une lumière crue l’absence totale d’intérêt et de compassion pour les victimes. Les coupables le sont par rapport à une norme, la chasteté, et non parce qu’ils ont violé des corps et blessé des consciences.
Ce dissensus, cette profonde divergence, rend l’Église fragile comme jamais parce que le débat passe au cœur même de chacun de ses membres, qui vit tout à la fois dans la société civile et dans la société religieuse. Or, le meilleur des normes de la société civile est non seulement ignoré, mais même méprisé et combattu par les autorités ecclésiales. Et, comme le dit l’Évangile, « tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir » (Matthieu 12, 25).
Bien sûr, on peut hausser les épaules, secouer la poussière de ses chaussures, et penser que l’Église catholique peut bien aller vers sa perte et sa disparition ; que d’une certaine façon, elle l’aura bien cherché. Mais, au-delà de l’Église catholique, demeure l’Évangile.
C’est là que l’engagement de Témoignage chrétien peut et doit être réinterrogé. Oui, chrétiens nous sommes et chrétiens nous allons rester, témoins de l’Évangile, en ce qu’il est une parole qui libère, une parole qui fait vivre, une parole ouverte, une parole qui donne la parole et non des décrets qui font taire.
Des engagements clairs
Quels engagements prenons-nous alors que déjà plus de vingt années du XXIe siècle se sont écoulées ? Quelle vigilance devons-nous avoir afin de ne pas « perdre notre âme » ?
Notre premier engagement est celui de la fraternité. C’est l’un des trésors du christianisme de n’être lié ni à un peuple ni à une culture, mais de percevoir tout humain, y compris le plus faible, le plus fragile et même le plus coupable comme un frère. Nous serons le caillou dans la chaussure de tous ceux qui cultivent des sentiments nationalistes étroits et égoïstes, et d’autant plus qu’ils prétendront le faire au nom de la défense de « racines chrétiennes ». Cette fraternité nous gardera bien sûr vigilants quant aux combats quotidiens de lutte contre l’inégalité et les injustices.
L’engagement qui en découle est celui de la défense de l’environnement terrestre, et ceci d’autant plus que le pillage de la planète est toujours celui des plus riches aux dépens des plus pauvres, ainsi que le pape François ne cesse de le souligner. Ici s’exerce la fraternité à l’égard des plus pauvres mais aussi à l’égard des générations qui viennent. Notre troisième engagement est celui de contribuer à faire exister une dimension européenne commune. Parce que les grands conflits européens ne sont pas si loin au regard de l’histoire longue, maintenir la paix, la concorde, la coopération à l’échelle de l’Europe est un facteur d’apaisement pour le monde.
Enfin, nous voulons contribuer à maintenir vivant le christianisme, et c’est pourquoi nous soutenons toutes les initiatives qui concourent à le rendre encore et toujours audible et intéressant, parce que nous croyons toujours à sa puissance émancipatrice et libératrice.