Sa magie s’efface peu à peu, avec des travaux qui défigurent certains quartiers, un afflux de population qui l’étouffe, et une spéculation immobilière délirante. Il se murmure même que sa maire, la dame Joissains, serait en délicatesse avec la justice… Mais taisons ces vilains désagréments. La ville de Cézanne et de Zola, qui fréquentèrent le collège où j’ai moi-même usé quelques fonds de culotte, devient une proche banlieue de Marseille, qui lorgne sur ses richesses, ce qui est dans l’ordre du « progrès », avec le dispositif de la métropole. Non, Aix ne se ressemble plus tout à fait, mais la nostalgie est sans doute un sentiment ridicule.
Cette année, j’ai quasiment fait l’impasse sur le festival de musique, à part pour le Didon et Énée de Purcell, dont j’aurais pu me dispenser : une mise en scène lourdingue et sans grâce de Vincent Huguet, des voix calamiteuses, en tout cas fort peu baroques, une Didon roulant des yeux fous pendant sa « sublime agonie »… pauvre Purcell. Comme l’opéra est très court, à peine une heure, et les places très chères, on a un peu rallongé la sauce en ajoutant un prologue assez scolaire et parfaitement inutile, écrit par Maylis de Kerangal, auteur à la mode, que d’ailleurs on entendait à peine. On plaindrait presque les spectateurs qui ont dépensé des sommes folles pour voir cette bouillie, même s’ils en ont les moyens.
Mais il y a deux expositions exceptionnelles à Aix cet été, celle consacrée à Nicolas de Staël, et une autre, moins attendue mais passionnante, « Picasso Picabia », respectivement à l’hôtel de Caumont et au musée Granet, ces écrins de beauté nichés dans le quartier Mazarin. « Je ne peins pas des paysages, disait Paul Cézanne, je peins des tableaux. » Nicolas de Staël ne peint pas des paysages, il peint les sensations que les paysages provoquent en lui. Et c’est prodigieux. En juillet 1953, sur les conseils de son ami le poète René Char (avec qui il entretint aussi une belle correspondance), Nicolas de Staël s’installe en Provence, à Lagnes, dans le Luberon. Le pays le fascine. Il lui reste deux années à vivre, mais, pendant cette courte période, il va peindre frénétiquement : deux cent cinquante-quatre tableaux en quinze mois, plus des dessins.
Célèbre, attendu, exposé à New York, où ses oeuvres font sensation, il abandonne peu à peu l’abstraction pour inventer, ou retrouver, une forme de figuration qui n’appartient qu’à lui, sorte de synthèse de la lumière et des formes.
C’est un coloriste puissant, et ses toiles, peintes à une vitesse folle, sont des fulgurances où les valeurs s’inversent, les arbres devenant bleus ou rouges, les ciels verts, où la nature devient peinture, forme autonome qui ajoute à la beauté du monde, à sa vibration intime.
Puis, toujours durant l’été 1953, le peintre quitte brusquement Lagnes pour la Sicile avec femme, enfants, et même son nouvel amour, Jeanne Polge, peut-être cause de son suicide deux ans plus tard. De ce voyage, il ramène de fabuleuses vues d’Agrigente, présentes aussi dans cette exposition, qui explosent en couleurs pures, en formes quasi abstraites et pourtant incroyablement évocatrices d’une réalité vécue au plus profond de lui-même.
À côté de moi, une dame perplexe se demande si le peintre était fou. J’ai envie de lui répondre que c’est à cela que sert le génie : élaborer des objets picturaux et mentaux que le commun des mortels ne soupçonne pas, montrer le chemin. On est bouleversé devant ces toiles. Les jaunes vifs, acides, les bleus si doux qui se fondent avec amitié, les incomparables gris, la lumière irradiante qui sourd des profondeurs, des couches de peinture sous-jacentes, presque insoupçonnables. Comment ne pas voir cette intensité ? Deux ans plus tard, ne pouvant vivre dans cette incandescence son amour pour Jeanne Polge, Staël se suicide. Est-ce la seule raison ? Dans une vidéo de l’exposition, sa fille Anne dit en substance cette chose étonnante : il avait fini son oeuvre, il ne pouvait aller plus loin, il a mis un point final. Qui peut vraiment avoir réponse à ce mystère ?
En rejoignant la rue Cardinale et en la remontant jusqu’à la place Saint-Jean-de -Malte, on se retrouve devant le musée Granet, où se tient l’exposition « Picasso Picabia », deux artistes plus proches qu’on ne pourrait le penser, du moins dans leurs conceptions du travail de création : ne jamais être là où l’on vous attend, réinventer sans cesse, renoncer à l’idée même de style. C’est ce foisonnement que l’exposition propose de retrouver, en se concentrant sur quelques moments clés de leurs parcours respectifs, révélant des oeuvres parfois « jumelles ». C’est que les deux ont tout essayé : le classique, le cubisme, le surréalisme, les collages, le machinisme… Bien sûr, l’un et l’autre n’ont pas la même aura. On est frappé de constater que Picasso reste un monstre souverain, qui écrase de son génie même les réalisations les plus remarquables de son contemporain. Mais en déambulant au milieu de cette confrontation de frères ennemis, on traverse les incroyables métamorphoses d’un siècle… fou.
Bernard FAUCONNIER
« Nicolas de Staël en Provence », exposition au Centre d’art de l’hôtel de Caumont, 3, rue Joseph-Cabassol, Aix-en-Provence, jusqu’au 23 septembre. www.caumont-centredart.com
« Picasso Picabia. Histoire de peinture », exposition au musée Granet, place Saint-Jean-de-Malte, Aix-en-Provence, jusqu’au 23 septembre. www.museegranet-aixenprovence.fr
Photo : Pedro Ribeiro Simões (CC BY 2.0)