Sous l’impulsion initiale de Jacques Delors, l’Europe sociale a connu son « âge d’or » entre 1986 et 2004, grâce à l’institutionnalisation du dialogue social européen en 1985, la mise en place de la procédure de codécision dans certains domaines sociaux entre le Conseil et le Parlement, ou encore l’adoption, en 1989, de la Charte des droits sociaux fondamentaux afin de promouvoir un « modèle social » commun à l’ensemble des pays européens.
Auparavant, le social était le parent pauvre de la construction européenne et « le progrès économique et social » ainsi que « l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi » prévus par le Traité de Rome devaient surtout résulter du « fonctionnement du marché commun ». D’ailleurs, dès 1958, l’intervention communautaire en matière sociale a d’abord porté sur un point essentiel, la coordination des régimes de sécurité sociale, afin que la diversité des couvertures ne soit pas un obstacle à la libre circulation des travailleurs. Le seul domaine réellement couvert par le traité de Rome, et qui a d’ailleurs fait l’objet de développements importants, même si on en a souvent oublié l’origine européenne, était celui de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Le postulat de départ du traité de Rome, c’est celui de l’« intégration positive » : l’harmonisation des politiques sociales devait se faire par le haut. Il faut dire qu’à cette époque nous n’étions que six États, portés par la croissance des Trente Glorieuses, qui a également soutenu le développement du « social ». La dynamique de l’Europe sociale n’avait d’autre ambition que de relancer ce progrès dans un contexte économique qui avait changé et d’accélérer cette dynamique.
Avec les élargissements à des pays aux standards sociaux moins élevés, et plus encore avec la crise de 2008, les effets de contagion et d’intégration négative l’ont emporté sur les effets d’intégration positive, avec notamment ceux du « dumping social », popularisé en 2004 par l’image du « plombier polonais », puis relancé avec la question des « travailleurs détachés » depuis le début de la décennie.
Après les dix années de la longue et libérale parenthèse Barroso, on avait cru à une relance de l’Europe sociale par l’actuelle Commission, aujourd’hui finissante, avec notamment l’initiative d’un « socle européen des droits sociaux », adopté le 17 novembre 2017 à Göteborg. Mais, comme en matière fiscale, la montagne Juncker a accouché d’une souris sociale.
Mais qu’est donc ce concept d’Europe sociale, que beaucoup de spécialistes considèrent comme flou ? Il n’y a pas, en réalité, de politique sociale européenne, comme il y a, par exemple, une politique agricole commune. Cette notion couvre les deux dimensions de l’action communautaire dans le domaine social, d’abord les initiatives concrètes de l’Union européenne en matière de politiques sociales, mais aussi les conséquences sociales de l’intégration européenne, les premières étant le plus souvent motivées par les secondes.
Au regard de ses ambitions limitées, on peut d’ailleurs considérer que l’Europe sociale n’a pas si mal marché que cela, en tout cas plutôt mieux que l’Europe fiscale ou l’Europe environnementale : la coordination des régimes de sécurité sociale a contribué à la mobilité des travailleurs au niveau européen et, même si c’est souvent avec retard, les directives européennes ont permis de contrecarrer, au moins en partie, les risques de « dumping social » – en tout cas davantage que celles de « dumping fiscal » –, comme on vient de le voir avec la directive « travailleurs détachés » de juin 2018, qui garantit, en principe, que le travailleur détaché dans un pays est traité selon les règles du pays d’accueil et non celles de son pays d’origine.
Mais, si elle a permis d’éviter que la pression concurrentielle sur les systèmes nationaux de réglementation du travail ne soit trop forte, l’Europe sociale n’a pas réellement permis de développer le social en Europe, notamment dans les pays qui, comme la France, avaient déjà un niveau élevé de standards sociaux. Résultat, dans ces pays, l’Europe n’est pas apparue comme un facteur de progrès social, mais au contraire comme un risque de détérioration auquel elle n’apportait que des réponses partielles et tardives.
L’échec de l’initiative de la Commission sur un projet de directive sur le congé parental en est une bonne illustration. Ce projet, qui, conformément au neuvième des vingt principes du socle des droits sociaux (l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée) visait à améliorer significativement les dispositifs nationaux existants, notamment en France, a été repoussé au motif qu’il était coûteux pour les finances publiques, et le compromis final permet aux principaux États d’être en conformité sans avoir à améliorer leur législation. Une occasion ratée de voir l’Europe développer de nouveaux droits sociaux.
Ainsi, ce sont d’abord les États membres qui se sont opposés à ce que l’Europe soit un facteur de progrès social, et ce avec d’autant plus d’efficacité que l’essentiel de ses interventions dans le domaine social, notamment la sécurité sociale, soit nécessitent l’unanimité au sein du Conseil et ne relèvent donc pas de la codécision avec le Parlement, soit ont été, au motif du principe de subsidiarité, explicitement exclues du champ de compétence communautaire. La « méthode ouverte de coordination », introduite au début des années 1990 et qui devait permettre de développer des initiatives communes des États – notamment dans le domaine de l’emploi et de la lutte contre l’exclusion – sans nécessairement légiférer, est tombée dans les oubliettes de l’histoire, faute, là aussi, de volonté des États de développer leur coopération dans ces domaines.
Il faut ajouter qu’une bonne partie du droit social européen relève du droit souple, comme la Charte des droits sociaux fondamentaux ou le socle des droits sociaux, qui n’ont qu’une portée déclarative, et surtout de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Or, contrairement à ce qu’espéraient les promoteurs de ces déclarations, la Cour s’est en général refusée à intégrer les principes sociaux dans une jurisprudence qui s’est surtout attachée à développer les quatre libertés fondatrices du marché unique européen : circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services. Ce faisant elle a contribué à promouvoir le droit de la concurrence dans le domaine social, comme par exemple en matière de protection sociale complémentaire. Résultat, la jurisprudence a contribué à mettre en concurrence entre eux les systèmes sociaux nationaux, renforçant par là même les effets d’intégration négative.
À la concurrence, principe de base de la construction communautaire, s’est ajouté l’effet de la politique conduite dans le cadre du pacte de stabilité budgétaire et des recommandations édictées par l’Union qui en ont découlé. D’un côté, elle a exercé une pression sur les finances publiques, pour la plus grande partie reportée sur la protection sociale. De l’autre, les recommandations de politique économique ont priorisé la dérégulation du marché du travail. À tel point que la libéralisation du marché du travail qui en a résulté s’est parfois révélée contraire à certaines directives européennes.
Sous la pression des idées néolibérales, on a ainsi vu progressivement s’inverser la logique de la construction européenne : alors que les pères fondateurs avaient voulu s’appuyer sur le développement du marché commun pour créer ces « solidarités de fait » nécessaires au renforcement de la cohésion de l’ensemble européen, les néolibéraux ont utilisé la construction européenne pour remettre en cause les régulations, notamment sociales, mises en place par chacune des nations pour éviter les effets négatifs du marché.
En réalité, l’erreur de départ, c’est que, contrairement à ce que souhaitaient les promoteurs de l’euro, l’union monétaire ne s’est pas accompagnée de l’intégration économique et sociale qui aurait permis de développer à l’échelle européenne des politiques keynésiennes devenues impossibles à l’échelle nationale. Et les conséquences sociales de la gestion néolibérale des politiques économiques ont été importantes, que ce soit en termes de chômage, de développement de la pauvreté, ou d’ajustements à la baisse de la protection sociale.
Au-delà, ce que révèlent les impasses de l’Europe sociale, c’est aussi l’erreur de son postulat de départ : le modèle social européen, concept théorique, voire même rhétorique, ne correspond à aucune réalité tangible, chaque système s’étant développé dans un cadre historique national propre. Il y a en fait plus de différences dans ce domaine entre les États européens qu’entre les États américains. En résulte une très grande diversité des cultures sociales, y compris dans les mots utilisés pour en parler dans chaque langue, difficiles à traduire dans cet « anglais européen » qui sert aujourd’hui de « volapük intégré ». L’Europe sociale est aujourd’hui l’un des sommets de la tour de Babel européenne.
Là aussi, il y a une inversion de la logique : les promoteurs de l’Europe sociale voulaient en faire un des fondements de la citoyenneté européenne, alors qu’en fait la dimension sociale de la construction européenne nécessiterait une réelle citoyenneté européenne, qui, seule, permettrait d’élaborer les compromis nécessaires entre les intérêts qui s’opposent sur une scène sociale communautaire qui reste finalement en quête d’acteurs.
Peut-on réellement imaginer un projet de relance de cette Europe sociale, née au confluent des inspirations sociolibérales et sociodémocrates – qui ne sont pas les plus porteuses aujourd’hui en Europe –, comme certains le font à l’occasion des élections européennes ? Peut-on associer à cette nouvelle dynamique l’inspiration socioécologique, aujourd’hui plus porteuse, dans la mesure où la question environnementale renouvelle les termes de la question sociale, comme la crise des gilets jaunes l’a illustré en France ? Peut-on intégrer dans cette nouvelle approche une politique qui n’a jamais été considérée comme une politique sociale et qui pourtant en est une et se trouve aujourd’hui au cœur des difficultés de l’Europe – en même temps qu’elle nourrit les réactions populistes antieuropéennes –, à savoir la politique migratoire, qui, comme l’euro, ne concerne, avec les accords de Schengen, qu’une partie des membres actuels de l’Union ?
Il faudra puiser dans ces différentes inspirations pour sortir de ce concept flou d’Europe sociale, sorte de « supplément d’âme » social à une Europe économique réduite au marché, pour relancer l’Europe sur un projet d’Union économique, sociale et environnementale, dont le social serait un des trois piliers.
Mais il faudra d’abord donner une force juridique aux droits sociaux fondamentaux, au même titre qu’aux quatre libertés qui fondent l’Europe du marché. Sur cette base, l’ordre juridique régissant le travail et l’emploi en Europe pourrait être rééquilibré dans un sens qui limiterait davantage le risque de dumping social au sein de l’Union, à condition que celle-ci se dote d’outils pour se protéger du dumping social ou environnemental des autres pays. Cet espace de libre circulation ne peut fonctionner sans une politique migratoire commune, qui respecte évidemment les droits fondamentaux des personnes, mais qui permette aussi à la solidarité européenne de se manifester, contrairement à ce qui s’est passé avec l’Italie, qui a porté trop seule la charge de la pression migratoire des pays du Sud.
Cependant, faire de l’Union européenne non seulement une union monétaire et un marché unique des biens, des capitaux, du travail et des services, mais aussi une union économique, sociale et environnementale nécessite d’intégrer davantage politique sociale, politique économique et politique environnementale. Ainsi, compte tenu du poids de la protection sociale dans les prélèvements obligatoires des pays européens, cette union devrait développer une politique sociofiscale commune qui ne saurait reposer sur l’unanimité. De même, elle doit être fondée sur le développement d’une protection sociale qui permette de gérer les conséquences sociales de la transition environnementale : jusqu’à présent, toutes les initiatives d’harmonisation des dispositifs de protection sociale se sont heurtées à la difficulté de faire converger les systèmes existants, tous différents, et ce même en matière d’assurance chômage. La gestion sociale de la transition environnementale offre une opportunité de créer, de toutes pièces et d’emblée au niveau communautaire, une nouvelle branche socioenvironnementale de la protection sociale, avec des prestations qui permettraient aux personnes de couvrir une partie des coûts de la transition, comme hier les prestations familiales ont permis de couvrir une partie des coûts de l’enfant pour les familles.
Pour permettre aux dispositifs sociaux, comme hier aux monnaies, de converger, l’Europe pourrait aussi mettre en place une sorte de « serpent social » (à l’image du serpent monétaire des années 1970), en mettant en place à l’échelle européenne un revenu universel qui assurerait un plancher minimum de ressources et serait un moyen efficace pour lutter contre la pauvreté en Europe. De l’autre côté, et pour éviter que le développement infini des inégalités par le haut ne mine l’économie et la cohésion sociale, ce « serpent social » pourrait aussi, comme les États-Unis de Roosevelt l’avaient fait au moment du New Deal, prévoir une taxation beaucoup plus progressive des plus hauts revenus, et ce au niveau européen, ce qui limiterait les risques d’exil fiscal.
Enfin, l’Europe pourrait être une échelle pertinente pour repenser la dépense sociale en termes d’investissement social et environnemental, c’est-à-dire pour faire le tri entre les dépenses sociales en fonction de leur rendement social comparé. Les évaluations nécessaires pour cela seraient plus pertinentes au niveau européen et pourraient s’appuyer sur un nouveau fonds communautaire pour le développement de l’investissement social, qui pourrait les promouvoir et les coordonner et fournir un levier pour relancer les initiatives de coordination des politiques sociales.
Le départ du Royaume-Uni, qui s’est toujours opposé aux initiatives communautaires en matière sociale, offre probablement une fenêtre de tir, à condition qu’un puissant mouvement citoyen se dégage dans ce sens. Sans doute un tel mouvement ne pourra emporter tout de suite l’adhésion des vingt-sept pays membres de l’Union, mais cette union sociale peut, comme l’union monétaire ou comme l’espace Schengen, ne concerner, dans un premier temps du moins, qu’une partie des États membres. Tout cela suppose un retour du politique sur la question européenne, non pour un mauvais débat « pour ou contre l’Europe », mais pour un vrai débat sur « quelle Europe nous voulons ».
Daniel LENOIR (http://www.daniel-lenoir.fr)
La Cour de justice de l’Union européenne s’est en général refusée à intégrer les principes sociaux dans une jurisprudence qui s’est surtout attachée à développer les quatre libertés fondatrices du marché unique européen : circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services.