Évangile de Luc 10,1-9
En ce temps-là, parmi les disciples, le Seigneur en désigna encore soixante-douze, et il les envoya deux par deux, en avant de lui, en toute ville et localité où lui-même allait se rendre. Il leur dit : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales, et ne saluez personne en chemin. Mais dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : “Paix à cette maison.” S’il y a là un ami de la paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous sert ; car l’ouvrier mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison. Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qui vous est présenté. Guérissez les malades qui s’y trouvent et dites-leur : “Le règne de Dieu s’est approché de vous.” »
Une Église qui accueille
C’est devenu une habitude à la fin de célébrations festives en certains milieux catholiques d’assister à un envoi en mission proclamé par l’évêque du lieu. Bien des « lettres de mission » laissent croire que ce dernier serait même à l’initiative de cet envoi. Ce faisant, on peut être tenté de rabattre la mission sur le seul service de l’Église comme organisation religieuse. Mais, comme l’avait rappelé Karl Barth en 1946, « si l’Église n’a d’autre but que son propre service, elle porte en elle les stigmates de la mort ». Le récit de saint Luc sur l’envoi de disciples vient donc à point nommé pour donner un fondement et un horizon plus larges à l’apostolat missionnaire. Tout d’abord, aucune autorité dans l’Église ne détient l’initiative de l’envoi en mission : cela revient au Seigneur lui-même. On notera qu’il est des disciples qui ne sont pas sollicités pour cela. L’activité missionnaire ne caractérise donc pas nécessairement l’identité du disciple. Par ailleurs les envoyés du Seigneur le sont à plusieurs, « deux par deux ». Nul apôtre ne peut à lui seul représenter le Christ. Et il ne le remplacera jamais. Il n’en est qu’un précurseur, un peu comme Jean Baptiste, qui désignait un « plus grand » que lui-même. De plus, il part sans garantie, sans sécurité, sans être certain d’être accepté et reconnu. Au fond, le messager n’échappe pas à la condition qui fut celle de Jésus lui-même. Tout apôtre, de même que toute Église du Christ, marche dans la fragilité et l’incertitude. Qu’est-ce qui lui permet alors de vivre ? Le récit de Luc culmine ici dans le geste de l’hospitalité. Mais ce n’est pas l’Église qui accueille : elle est accueillie… par les autres, par l’étranger. L’initiative revient à l’hôte qui la reçoit dans sa résidence. L’apôtre vient donc habiter dans les maisons. On ne saurait trop rappeler que c’est là que l’Église a commencé. Le repas eucharistique se faisait autour de la table domestique. Pierre a baptisé Corneille chez ce dernier. Les gestes rituels du baptême sont ceux de l’hospitalité coutumière. Dans tel ou tel évangile, Jésus a même comparé le cœur de Dieu à une maison où il y aurait place pour plusieurs demeures. Comme si l’image de la maison pouvait évoquer une puissante espérance humaine. Qui de nous, en effet, ne cherche pas une maison où l’on peut se sentir bien, à l’abri, en paix et vivre dans l’intimité ? C’est aussi le lieu du partage de la nourriture, de la parole et des biens. On dirait que pour saint Luc l’aboutissement de l’apostolat n’est pas la conversion de l’autre, mais le partage d’une vie commune heureuse : s’asseoir et manger ensemble, s’entendre et prendre soin de tous nos malades. Au fond il s’agit de vivre déjà du Règne de Dieu annoncé par Jésus comme un événement du présent. Comme le dit la finale de ce récit, ce Règne advient partout où les individus et les peuples arrivent à vivre ensemble par-delà leurs désaccords, leurs inclinations à la rivalité ou à l’exclusion. C’est cela qu’indique le vocabulaire de la moisson évoqué plus haut dans le texte. La moisson, c’est essentiellement l’humanité réconciliée. Pour cette réconciliation-là, il est vrai qu’il n’y aura jamais assez d’ouvriers.
Jean-Yves Baziou
Photo : Ryk Neethling (CC BY 2.0)