L’aide sociale, une industrie pour les mormons

L’Utah est un État américain peu versé dans le social, mais ici les mormons ont pris le relais. Toute personne dans le besoin peut s’adresser à leur Église pour obtenir nourriture, vêtements et même aide à l’emploi.

Il y a au moins un point sur lequel Salt Lake City, capitale de l’Utah, ne se distingue pas des autres grandes villes américaines : les riches y sont souvent très riches et les pauvres très pauvres. Il suffit de prendre le TRAX pour le constater. Ce métro léger sillonne la ville en longeant les autoroutes parcourues par de puissants et luxueux 4×4 pilotés par les millionnaires. Il accueille en principe les « cols blancs », en costumes sombres et tailleurs stricts. Mais, aux heures creuses, c’est une tout autre population qui occupe ses petits wagons bleus, verts ou rouges. Des hommes et des femmes sans ressources viennent s’y rafraîchir en été et s’y réchauffer en hiver car il a la particularité d’être gratuit en centre-ville. Beaucoup se rendent par ce moyen dans les centres sociaux de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, autrement dit l’Église des mormons, dont le nom s’abrège en Église LDS – pour « Latter-day Saints ».

Salt Lake City est un peu le Vatican de cette Église d’obédience chrétienne qui joue un rôle social important spécialement en Utah, mais aussi dans d’autres États américains. Une aubaine pour les pauvres dans un pays où l’aide fédérale est réduite à sa plus simple expression. À quelques centaines de mètres du centre-ville, et un peu plus loin du mythique Temple Square, grand pôle touristique avant la Covid-19, nous rencontrons Emily, une mère de famille de 47 ans, et deux de ses trois enfants, Katrina et Lydia. Elles sont venues faire leurs courses au Bishops’ Storehouse, une institution qui existe depuis 1938, implantée le long d’une voie express dans un quartier tout entier dédié à l’aide sociale, le Welfare Square. Le « magasin des évêques » ressemble à une petite épicerie, un peu désuète. « Je viens m’approvisionner pour la semaine. Je prends de la viande, des spaghettis, de la sauce tomate, du miel, du sirop pour les crêpes. Il y a aussi des légumes frais et des fruits », raconte Emily en poussant un chariot classique de supermarché. Détail intriguant, dans les rayons, il n’y a pas beaucoup de marques et aucune publicité. Mais sur les étiquettes, un mot, Deseret, revient souvent, orné d’une petite ruche. C’est la marque des mormons. Nous sommes ici dans un lieu qui a toutes les apparences d’un supermarché. La seule différence, c’est qu’il n’y a ni caisse, ni vigile. Tout y est absolument gratuit.

Une aide à double sens

Pour bénéficier de cette aide, Emily, qui n’est pas croyante, a contacté « l’évêque » de son « pieu ». En langage mormon, c’est le prêtre de la paroisse la plus proche de chez elle. L’Utah étant en majorité de confession mormone, il y a un « pieu » presque à chaque coin de rue. Elle a expliqué sa situation au prêtre mormon, son divorce il y a quelques années, un licenciement sec il y a six mois et les difficultés qui s’accumulent. L’évêque l’a inscrite sur la liste des bénéficiaires et, depuis, elle vient chaque semaine remplir gratuitement son chariot. Comme Emily, des dizaines de milliers de familles, membres ou non de cette Église, peuvent se rendre dans l’un des cent vingt « magasins des évêques » répartis dans tous les États-Unis, partout où il y a des communautés mormones. « Il n’y a aucune condition de religion. Cela marche que les gens soient mormons ou non, qu’ils soient membres d’une autre Église ou bien athées. L’évêque les aide à définir leurs besoins, ensuite ils viennent ici et remplissent leur caddie », explique Pete Nielson, 59 ans, le directeur de ce magasin réservé « à ceux qui en ont besoin ». En échange, les bénéficiaires sont invités à rendre service à la communauté. Régulièrement, Emily donne une journée de son temps pour tenir un rayon, remplir les étagères, aider une autre personne à faire ses courses ou bien ranger le magasin.

La crise s’intensifiant, la réputation d’accueil des mormons en Utah s’est transmise comme une traînée de poudre auprès des plus pauvres. « On avait déjà un flux constant en provenance de Californie, celui des oubliés de la Silicon Valley », raconte Jean-Luc Magré, un mormon français établi en Utah. « À partir de 2018 est venu s’ajouter celui des nouveaux exclus en provenance des États voisins de l’Utah. » Au-delà de l’alimentaire, ces nouveaux pauvres, souvent des familles monoparentales, trouvent une aide globale de la part de l’Église LDS. Après l’équivalent local des Restos du cœur, les mormons ont ainsi créé une sorte d’Emmaüs, sous la forme de friperies appelées « Deseret Industries Thrift Store ». Celle de Salt Lake City est située dans le même ensemble que le supermarché gratuit, mais, contrairement à celui-ci, elle est ouverte à tous sans conditions de ressources. Selon le principe popularisé par l’abbé Pierre, des vêtements et des meubles sont donnés par des familles plus aisées ; des chômeurs les trient et les réparent ; et le tout est ensuite revendu à petits prix dans le magasin adjacent. Tee-shirts, vestes, pantalons, chaussures n’y dépassent pas les 5 dollars, tandis qu’un lit avec matelas s’y négocie 30 dollars. Les travailleurs sont directement salariés par l’Église.

Un sérieux coup de pouce

Amid, 39 ans, réfugié syrien, a trouvé ici son premier emploi. « Je ne parle pas encore très bien l’anglais, mais ils me donnent des cours en même temps que je gagne ma vie », explique cet homme arrivé récemment en Utah avec sa famille. Pour Pete Nielson, « Amid est en quelque sorte en formation professionnelle. Il acquiert des compétences afin d’être employable. Il ne fait pas que trier des vêtements et des meubles. Il apprend aussi les métiers de la vente ; il décide du prix des articles dans le magasin et fait du merchandising – c’est-à-dire qu’il détermine comment les présenter. » Au bout de trois mois, une fois sa formation terminée, Amid sera embauché par une entreprise locale. Selon l’accord signé avec les mormons, l’Église LDS payera son salaire pendant trois mois, puis l’entreprise le gardera définitivement s’il fait l’affaire, ce qui arrive dans 90 % des cas nous assure le directeur : « Tout cela est financé grâce aux ventes de la friperie. Clairement, l’objectif n’est pas seulement de vendre des articles d’occasion, mais d’aider les gens à être autonomes, à prendre soin d’eux-mêmes et de leur famille. »

Pour les demandeurs d’emploi qui ont déjà des compétences ou des diplômes, il existe aussi le Welfare Square Employment Services, sorte de Pôle emploi à la sauce mormone, chargé de remotiver les chômeurs et les remettre sur la voie du travail. À côté du supermarché social et de la friperie, ce centre accueille toute personne au chômage. Les demandeurs d’emploi peuvent s’y former aux techniques de mise en réseau et à la manière de passer des entretiens. Des formations annexes de tous niveaux s’adressent à ceux qui parlent mal l’anglais ou manient mal l’informatique. Des bénévoles guident les chômeurs vers les sites d’annonces d’emplois et les aident à y répondre. L’agence mormone les aide aussi à améliorer leur CV et à cibler les meilleures offres d’emploi.

Les moyens professionnels mis en œuvre par l’Église LDS pour distribuer cette aide sociale sont impressionnants. Dans une vision très américaine de « supply chain » (chaîne logistique), les mormons maîtrisent l’intégralité du processus. Et cela commence très en amont, bien avant la distribution des « produits et services » pour les pauvres. L’Église est très riche – sa fortune s’élève au bas mot à 60 milliards d’euros. Elle est à la tête d’un gigantesque patrimoine qui fait d’elle l’un des plus importants propriétaires terriens du continent américain, avec plusieurs ranchs aux États-Unis et en Amérique du Sud. Celui de Floride est réputé le plus grand du monde, avec 126 000 hectares. De quoi produire des millions de tonnes de produits alimentaires, grâce aux terres et à l’élevage.

Ces vastes surfaces de production, les mormons ne s’en cachent pas, sont destinées à assurer l’indépendance alimentaire de leurs membres en cas de catastrophe. Sans être survivalistes, dans le sens où, contrairement à certaines sectes dangereuses, ils ne craignent pas la fin du monde, les membres de l’Église LDS suivent les consignes de leurs dirigeants, qui leur conseillent de disposer d’un an de stock de nourriture pour toute la famille, histoire d’être autonomes en cas de perte d’emploi, de maladie, voire de cataclysme, de guerre ou d’épidémie. Vu la taille des exploitations et des élevages, les réserves sont largement excédentaires et permettent ainsi d’aider les plus pauvres et d’intervenir lors de catastrophes humanitaires, aux États-Unis ou ailleurs.

Une action mondiale

« Nous nous occupons d’entraide et d’œuvres humanitaires dans le monde entier. Nous travaillons avec des agences de l’Onu, comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ou l’Unicef, et d’autres organisations, comme le Secours catholique, partout dans le monde », explique l’évêque président Gérald Caussé, sorte de ministre des Finances de l’Église LDS, en charge également de missions religieuses. Récemment, avec la Covid-19, LDS Charities, filiale de l’Église, est intervenue pour distribuer de la nourriture dans trente-neuf pays, en Amérique du Sud, dans les Caraïbes, en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, en Europe de l’Est et même en Espagne, au Portugal, en Italie, en Grèce et, de manière plus étonnante, dans des quartiers pauvres en Allemagne.

Qu’elle soit distribuée dans d’autres régions du globe ou bien aux États-Unis, cette production alimentaire est centralisée dans les faubourgs de Salt Lake City. Tout se passe dans le Bishops’ Central Storehouse. Avec ses 5 hectares, cet « entrepôt des évêques » est tellement vaste que la visite se fait en chariot électrique. C’est une organisation pyramidale : « À partir d’ici, nous distribuons de la nourriture et des fournitures aux dépôts centraux de cinq autres États. Nous disposons de notre propre compagnie de transport, car ces entrepôts livrent ensuite à plus de deux cents petits entrepôts répartis partout aux États-Unis et au Canada », raconte Scott Cottam, le directeur, tout en nous faisant traverser les zones réfrigérées. Ici sont conservées des tonnes de maïs, haricots, viande de dinde et de bœuf, fromage, lait, céréales, beurre, mais aussi du savon, du shampoing, du papier toilette et d’autres articles d’hygiène. « Tout cela est distribué gratuitement, soit directement dans nos cent vingt Bishops’ Storehouses, soit par l’intermédiaire de partenaires associatifs, par exemple le Secours catholique, avec lequel nous collaborons régulièrement. »

Une fortune basée sur la dîme

Après avoir quitté l’entrepôt, certaines denrées doivent être transformées. Pour comprendre comment les mormons s’y prennent, retour au Welfare Square, dont le haut silo est visible depuis toute la ville. Il est rempli de blé et l’Église LDS en possède vingt-huit identiques dans tout le pays. De quoi fabriquer un sandwich pour chaque fidèle pendant sept mois en cas de besoin ! « Mais la nourriture est réservée en priorité aux plus pauvres », répète Pete Nielson, en charge également de ce lieu peu commun, qui s’étire lui aussi sur plusieurs hectares pour fabriquer et distribuer de la nourriture. Le Welfare Square de Salt Lake City réceptionne les produits de base comme le lait ou la farine et les transforme en beurre, fromage, crème fraîche et pain. Cette nourriture est fabriquée sur place avec des exigences dignes d’un grand industriel.

L’Église LDS consacre des dizaines de millions de dollars à l’aide aux plus pauvres. La provenance de cet argent intrigue. Leur évêque président, Gérald Caussé, ne fait pas de mystères : « Tous les revenus de notre Église proviennent du vieux principe biblique de la dîme. Chaque membre est prié de verser 10 % de ses revenus. » L’Église ne fournit pas de chiffres, mais avec 16 millions de membres, son budget annuel est estimé à environ 8 milliards de dollars… Mais cet argent sert principalement au fonctionnement quotidien, à l’entretien des bâtiments et à la construction de temples – celui construit en France au Chesnay, près de Versailles, a coûté 60 millions d’euros. Alors, pour financer l’aide aux pauvres, les fidèles sont sollicités d’une autre manière, tout aussi biblique : le jeûne de chaque famille. « Une fois par mois, nous nous privons de deux repas. L’argent que nous aurions dépensé, nous le donnons à notre évêque, qui le verse au fond spécial de l’Église pour les pauvres », détaille Aaron Frazier, père de cinq enfants vivant dans le sud de l’Utah. Le prix de deux repas par mois multiplié par 16 millions de membres explique l’énormité des sommes dont dispose le Welfare Square…

Pourquoi les mormons consacrent-ils autant d’argent et d’énergie à aider leur prochain ? Par conviction religieuse ou par besoin de recruter de nouveaux adeptes ? Une chose est sûre, dans les magasins des évêques ou à la friperie, il n’y a nulle trace de prosélytisme – les mormons donnent de l’aide sociale sans attendre de conversion. Bien sûr, ils le pratiquent, mais les cours de catéchisme se font dans les « pieux », ou bien directement dans la rue par les jeunes missionnaires envoyés de par le monde prêcher la bonne parole mormone. Ce sont ces jeunes gens toujours tirés à quatre épingles que l’on croise dans les rues des grandes villes, tirant les sonnettes pour distribuer le Livre de Mormon. Ce prosélytisme est ouvertement assumé, mais il n’a jamais pour cadre les centres sociaux de l’Église LDS. Emily, que nous avons retrouvée avec ses deux filles en train de monter dans un wagon du TRAX avec ses paniers de courses, nous le confirme. Elle est bien consciente que l’aide reçue provient des dons des fidèles de cette Église. « Je ne sais pas pourquoi ils font ça. Quand je leur ai posé la question, ils m’ont parlé de la dîme. Mais personne n’a essayé de me convaincre de rejoindre LDS. D’ailleurs je suis athée. »

Guillaume de Morant

 

L’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours

The Church of Jesus Christ of Latter-days Saints (LDS) est une Église protestante américaine surnommée Église des mormons. Elle a été créée en 1830 par Joseph Smith, auteur de la « bible », le Livre de Mormon. La polygamie est interdite aux fidèles depuis 1890. L’Église est dirigée par un président, deux conseillers, douze « apôtres », un collège de soixante-dix dirigeants. Elle se qualifie de chrétienne, mais n’est pas reconnue comme telle par les autres Églises. En France, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) ne classe pas l’Église des mormons parmi les sectes.

Il y a 16 millions de mormons dans le monde, dont 38 000 en France. L’Église LDS peut compter sur le bénévolat de ses membres, qui fournissent chaque année 1 million de journées de travail pour soutenir des initiatives d’aide sociale. Sa filiale LDS Charities est présente dans 195 pays et territoires pour des projets d’aide et de développement.

 

Un Français à la tête de l’Église des mormons

Gérald Caussé est le premier évêque président français de l’Église. Diplomé de l’Essec, il a fait carrière dans l’industrie agro-alimentaire, qu’il a quittée pour prendre la tête de l’Église en octobre 2015. Né à Bordeaux en 1963, il est marié et père de cinq enfants.