La mise en cause du fonctionnement judiciaire est constante. Selon vous de quoi est faite cette défiance ?
La justice subit un double assaut. Sécuritaire d’abord, puisqu’on lui reproche de favoriser la délinquance. Sauf que ce ne sont pas les juges qui font les lois. Par exemple, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, on avait mis en place un système opaque de peines de prison non effectuées en dessous de deux ans, tandis que, durant les cinq années de son mandat, on avait supprimé dix mille postes de fonctionnaires de police ; on perçoit l’incohérence.
Il y a constamment des discours qui déstabilisent la justice. On lui reproche aussi bien de ménager que de ne pas ménager les pouvoirs économiques ou politiques. Lorsqu’il était avocat, l’actuel ministre, M. Dupond-Moretti, s’était fait le champion des charges contre la magistrature professionnelle, parfois à la frontière du populisme. On a vu des tentatives de déstabiliser le Parquet national financier lors du procès de M. Sarkozy. Rappelons que les procureurs sont nommés sur proposition du ministre de la Justice, après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature. La Cour européenne des droits de l’homme considère d’ailleurs que les procureurs français ne présentent pas les garanties d’indépendance et d’impartialité qui feraient d’eux des magistrats à part entière.
Enfin, la justice est trop longue car les expertises techniques sont de plus en plus nombreuses, et les parties, y compris les avocats, multiplient les voies de recours. Les juges ont bon dos !
Cette loi soulève l’opposition des magistrats, des avocats et même de l’administration pénitentiaire. Vous-même, qu’y percevez-vous comme danger ? Y voyez-vous quelques bénéfices ?
Parmi les progrès : la limitation dans le temps de l’enquête préliminaire, qui doit se conclure soit par un classement sans suite au plus dans les deux années, soit par l’ouverture d’une information judiciaire ou un renvoi devant le tribunal, avec un éventuel accès au dossier au-delà si l’enquête n’est pas achevée. Un progrès aussi : l’encadrement légal de la pratique de la consultation des « fadettes », admises avec légèreté jusque-là.
Sinon, la tenue des cours d’assises pour un nombre limité de crimes au profit de cours criminelles départementales composées de magistrats professionnels évacue en grande partie les jurés de la vie des cours. Quel paradoxe alors qu’est affichée l’intention de rapprocher les Français de leur justice ! C’était pour les citoyens jurés une expérience inoubliable, dont ils s’entretenaient largement avec leur entourage. Pour y remédier, on propose de filmer les audiences. Mais elles ne seront retransmises que bien plus tard, avec sans doute un droit à l’image et le droit à l’oubli. Aux États-Unis, où cela se pratique, le succès n’est guère au rendez-vous, sauf pour de très grandes causes, mais pourquoi pas ?
La justice est le parent pauvre des budgets depuis des années. La question de l’allocation de ressources est importante. Selon vous, que faut-il faire en priorité ?
Le budget augmente dans le projet de loi examiné en 2021 à 8 milliards d’euros, en hausse de 8 %, ce qui est bien, mais encore faut-il qu’il soit maintenu à cette hauteur dans le prochain exercice. Il faut plus de juges, rénover les palais de justice et les établissements pénitentiaires. La société se judiciarise, ce qui est une évolution inexorable des sociétés démocratiques, qui sont des sociétés de droit. La numérisation peut aider, mais il ne faut pas oublier que 14 millions de Français souffrent de la fracture numérique, et ce sont eux qui ont le plus besoin du soutien du droit, de médiation et de justice. Mais le plus grave en ce qui concerne ce projet de loi, où se côtoient le bon grain et l’ivraie, c’est que n’y figure aucune disposition quant à l’indépendance de la justice. Il faut mettre fin au pouvoir de l’exécutif sur la carrière des procureurs de la République. Ce point est majeur. Tous les magistrats de tous les courants sont acquis à cette idée… les démocrates aussi.
Photo : © Joël Saget / AFP