C’est surtout oublier qu’en Europe la séparation du religieux et du politique – récente – s’est faite à l’issue de sanglantes guerres de religions et de débats acharnés qui ont duré des siècles ! C’est oublier aussi que les intégristes chrétiens rêvent toujours d’un retour à un ordre moral sous l’égide d’une nouvelle chrétienté. Avec ses résonances en Europe, la crise profonde du monde musulman – Daech en est le paroxysme – est due principalement à la difficulté de sortir de la confusion des deux ordres, de trouver un modèle en accord avec la modernité. Les enfantements se font encore dans la douleur. C’est ce qui agite, à travers le monde, l’islam, traversé de tensions. Pour clarifier, nous avons interrogé trois spécialistes immergés dans les réalités du monde musulman.
Nabil Mouline, historien et politologue, chargé de recherches au CNRS, codirecteur (avec Sabrina Mervin) d’Islams politiques : courants, doctrines et idéologies, CNRS Éditions.
L’islamisme est un terme employé pour désigner des mouvements politico-religieux. Il puise ses racines dans les ébranlements provoqués dans le monde musulman, au début du XXe siècle, par le démantèlement de l’Empire ottoman, l’abolition du califat, la domination occidentale et la montée en puissance de nouvelles formes de socialisation. Ces éléments ont provoqué un véritable désarroi dans le monde musulman. Du coup, il s’agissait de trouver des solutions, d’offrir à des croyants « désemparés » des réponses crédibles, simples et globales. Pour Hassan el-Banna, le fondateur des Frères musulmans, organisation considérée comme la matrice des islams politiques contemporains, la solution était simple, quasiment sous la forme d’un slogan : un seul dieu, Allah, un seul peuple, la oumma, une seule loi, la charia et un seul chef, le calife.
En fait, c’est une idéologie bricolée, qui emprunte à des concepts, à des symboles et à des images d’origine à la fois musulmane et européenne. Aux adhérents, il est proposé un nouveau départ, une nouvelle identité, un nouveau mode de vie, une représentation du monde qui donne la certitude de faire partie de quelque chose de plus grand que soi, c’est-à-dire du groupe des élus, chargé de rétablir la vraie religion, l’unité de la oumma (la communauté) sous l’égide d’un commandeur des croyants, avant de se lancer à la conquête du monde et d’obtenir le salut.
L’islamisme s’inscrit dans une continuité, certes réinventée car il y a plusieurs ruptures, mais une continuité quand même ! Toutes les religions, notamment monothéistes, ont été à la fois religion et politique. La séparation entre les deux ordres a été très longtemps inenvisageable. Réussir ici-bas et réussir dans l’au-delà étaient intimement liés. Pour faire appliquer l’orthodoxie et l’orthopraxie (et obtenir le salut), il fallait absolument un ordre politique. En terre d’islam, la différenciation est inconcevable jusqu’à l’irruption de la modernité au xixe siècle et l’émergence des idées européennes de séparation des deux ordres.
Quoi qu’il en soit, la non-différenciation du politique et du religieux demeure très enracinée au sein des mouvements islamistes. Elle l’est aussi, à quelques exceptions près, dans les systèmes autoritaires qui ont émergé après la décolonisation. Dans le monde musulman, le courant dominant demeure celui de la non-séparation : le chef de la communauté est à la fois chef politique et chef religieux. Le Prophète lui-même était un responsable politique et religieux, puis les califes, les sultans, les émirs, les rois. Et même maintenant les présidents… dans les systèmes républicains ! La plupart des acteurs politiques prétendent gouverner au nom de normes absolues, ce qui interdit tout débat culturel, social, économique. L’autoritarisme et les tendances absolutistes sont au fondement des problèmes qui gangrènent le monde musulman. Cela est dû en grande partie à la non-différenciation entre le politique et le religieux. Dans un monde globalisé, elle est devenue une anomalie. Maintenant, la norme, c’est la séparation entre les deux ordres. Daech est le signe de cette crise culturelle profonde qui frappe le monde musulman, englué dans son incapacité à innover.
La solution ne peut venir que du monde musulman lui-même. Des minorités (comme celles qui vivent en Europe occidentale) peuvent y contribuer. Mais les tendances lourdes ne peuvent être impulsées que du centre, c’est-à-dire des pays à dominante musulmane. Toute construction sociale est susceptible d’évoluer. À condition de trouver la volonté, les ressources humaines et les idées, le contexte dans lequel cela pourrait s’opérer… L’islam a déjà beaucoup évolué, en particulier au xxe siècle. Même au sein du monde musulman, l’islam s’est (plus ou moins) occidentalisé.
Adrien Candiard, chercheur à l’IDEO (Institut dominicain d’études orientales) au Caire, auteur de Comprendre l’islam, ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien, Flammarion.
Pour ma part, je ne suis pas très à l’aise avec la distinction entre islam et islamisme, parce que le terme islamisme, qui accole un simple suffixe au mot islam, n’a aucun contenu propre. Dans son usage habituel dans le débat public, c’est devenu une catégorie fourre-tout dans laquelle s’agrège ce qui déplaît ou dérange dans l’islam. Son acception originelle, plus limitée, le rendait également plus utile : il s’agissait de désigner l’islam politique, une tentative apparue au début du xxe siècle, avec la disparition de l’Empire ottoman, de faire de la religion musulmane le fondement d’un ordre politique nouveau.
Pendant longtemps, le nationalisme arabe a été le grand concurrent de l’islam politique. Porteur de grands espoirs, il prend le pouvoir lors de la décolonisation. À la fin des années 1960, son échec politique (les régimes qui s’en réclament sont tous des dictatures militaires), économique et même militaire (il est perdant pendant la guerre des Six Jours) oblige à rechercher des solutions alternatives. L’islam politique apparaît alors comme la plus crédible. Il s’incarne essentiellement autour de deux grandes figures, les Frères musulmans et ce qui gravite autour (Ennahdha en Tunisie ou l’AKP en Turquie) et, dans le monde chiite, le régime iranien. Les uns et les autres proposent un modèle politique différent, mais, dans chaque cas, il y a bien une légitimation de la politique par la religion.
Ces projets politiques, en tant que tels, sont très différents du salafisme. Ce dernier est une réforme religieuse, qui entend changer l’islam. L’islam politique, lui, entend s’appuyer sur l’islam, avec des slogans comme « L’islam est la solution » ou « Notre Constitution, c’est le Coran ». L’islam est la solution, mais on ne précise pas de quel islam on parle : cela semble une réalité évidente, intemporelle. Il s’agit de forces politiques dont le but est de prendre le pouvoir, non de réformer la religion et la société, comme le salafisme. Naturellement, ce qui complique un peu les choses, c’est que la réforme salafiste est un projet global qui a aussi des conséquences politiques. L’objectif du salafisme est l’imitation du Prophète et de ses compagnons dans tous les aspects de la vie. Que ce soient l’habillement, la sexualité, les rapports hommes-femmes… La politique, elle aussi, est une des catégories dans laquelle il faut imiter le Prophète et ses compagnons.
Les printemps arabes ont démontré, un peu paradoxalement, la validité de la formule d’Olivier Roy, celle de l’échec de l’islam politique, dont on s’est pourtant beaucoup moqué. En réalité, il existe une contradiction propre à l’islam politique. Pour celui-ci, il s’agit de prendre le pouvoir. Très naïvement, ses leaders considèrent que le fait d’être de bons musulmans va régler tous les problèmes. En proclamant « L’islam est la solution », ils font miroiter des promesses qu’ils sont totalement incapables de tenir. En quoi l’islam est-il, concrètement, la solution au chômage ou au sous-développement ? Qu’est-ce qu’une économie islamique, par exemple ? En réalité, personne ne le sait ! Électoralement, l’islam politique peut séduire. Mais, une fois aux responsabilités, il n’a guère à proposer qu’un régime moraliste et conservateur à l’iranienne. En Tunisie et en Égypte, l’échec a été patent. L’islamité des dirigeants n’a pas apporté de réponses aux enjeux économiques et sociaux auxquels étaient confrontés leurs pays. Nous avons assisté, en Égypte, à des débats aberrants. Les islamistes discutaient au Parlement sur des questions de sexualité domestique ! La Turquie est un peu à part. Avec Erdogan, l’AKP a finalement proposé une idéologie de remplacement, qui, en réalité, est ultranationaliste, se substituant aux idéaux initiaux.
Yadh Ben Achour, universitaire tunisien, spécialiste des théories politiques islamiques, coauteur (avec François Dermange) de Quel islam pour l’Europe ? Éditions Labor et Fides.
Dans l’islamisme, la religion n’est plus seulement une révélation et une pratique, mais elle veut soumettre aux préceptes religieux toute la vie sociale, l’économie, le droit, les comportements sociaux, la sexualité, la famille. Il s’institue, dans cette logique, un « totalisme » social – je n’emploie pas « totalitarisme » pour ne pas créer de confusion –, qui étouffe la société et qui débouche sur une sorte de théocratie.
L’islam est une religion. Il s’agit d’un texte, d’une doctrine théologique et d’une pratique cultuelle. Le Coran, comme les grands textes des autres religions, est ouvert à la lecture, interprété par les croyants, et donc va se trouver ouvert aux divergences et à la multiplicité des écoles, des sectes et des conflits entre orthodoxie et hérésies. L’islam n’équivaut pas à l’islamisme. Ce dernier en représente une interprétation radicale. Quels sont les musulmans qui donnent naissance à l’islamisme ? Certainement pas le musulman de simple culture, non pratiquant ou agnostique ! Parmi les pratiquants, il existe le musulman du for intérieur – dont on ne parle pas assez hélas –, qui adapte sa vie et sa pratique personnelle aux préceptes de sa religion. Mais cela s’arrête là. Il délègue à l’État et à la société les questions qui relèvent du droit, de l’économie, des moeurs… Le musulman « islamiste », intégriste, ne veut pas, lui, adopter la religion du for intérieur. Ce qui l’intéresse, c’est de soumettre la société, la communauté (car c’est une conception communautariste de la religion) aux préceptes de la religion, tels qu’il les interprète. Poussé à l’extrême, cela va donner les phénomènes de contrainte, de violence et, en fin de parcours, de terrorisme. Les excès se superposent jusqu’à aboutir à l’extrême violence que nous connaissons aujourd’hui. L’islamisme politique franchit un degré supplémentaire en accentuant l’aspect proprement politique. Il revendique une certaine forme d’État, le califat, tel qu’il prétend qu’il a été vécu sous le Prophète à Médine. Dans cette conception, les États, les élections, les constitutions, les régimes parlementaires sont des perversions, des formes dépravées. Il y a des réseaux de partis politiques (comme le Hizb ut-Tahrir) qui se réclament de cette idéologie au Pakistan, en Tunisie, en Égypte. La situation des Frères musulmans est différente. Depuis leur fondation, ils ont évolué sur cette question, en faisant des concessions à la modernité et en acceptant les modèles politiques modernes. Ils participent aux élections (dans l’espoir de les remporter), plaident pour la démocratie, défendent les droits de l’homme dans le cadre islamique tout en souhaitant l’application de la charia. En Tunisie, nous avons le cas le plus significatif avec Ennahdha, qui participe au gouvernement même après avoir perdu la majorité aux élections.
Les musulmans européens appartiennent, de par leur origine, aux terres historiques de l’islam, venant du Maghreb, de Turquie, d’Albanie. Même après une, deux ou trois générations, ils restent attachés, je crois, à des schémas hérités de leurs traditions historiques. Même si, dans leur majorité, les musulmans européens pratiquent un islam du for intérieur et sécularisé, beaucoup n’ont malgré tout pas encore accepté la laïcisation de la culture politique et continuent de s’attacher à des formes théocentriques de pensée, comme l’islamisme. La culture islamique qui a été transplantée en Europe doit s’adapter à la culture européenne de la séparation du religieux et du politique. Même s’il y a des modèles différents, la « laïcité » est la culture commune de l’Europe. Au sein des communautés musulmanes, l’évolution des mentalités va prendre du temps. Il existe déjà des associations féministes, des penseurs qui développent l’idée d’un islam « laïc », des initiatives, comme à Berlin et ailleurs, dans le cadre desquelles des femmes dirigent la prière. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut que les associations, les partis, le gouvernement contribuent à un véritable dialogue avec les musulmans, afin que ceux-ci comprennent qu’il n’y a pas de contradiction entre l’islam et la culture européenne de la laïcité. En terre européenne, la situation de l’islam exige, je crois, de l’interventionnisme de la part de l’État, ce qui ne correspond pas à la laïcité façon loi de 1905. Sans parler clairement d’intervention de l’État, Bernard Cazeneuve, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur, a agi de manière interventionniste en créant la Fondation de l’islam de France.
Propos recueillis par Bernadette Sauvaget.