La réaction de Samuel Grzybowski, fondateur de Coexister
Ainsi, la nouvelle encyclique de François serait trop politique ? Je suis toujours étonné de la légèreté avec laquelle certains critiquent le pape. Dans mon souvenir, ce sont les mêmes qui en appelaient à l’infaillibilité pontificale lorsque Benoît XVI, en 2007, signa le motu proprio libéralisant le rite tridentin. Alors, non, Fratelli tutti n’est pas trop politique ! Elle n’est juste pas politique comme nous le voudrions.
Car, oui, Fratelli tutti est un texte résolument politique et ça fait du bien ! La voie chrétienne est, depuis sa révélation, à la fois politique et théologique. C’est-à-dire qu’être chrétien et faire œuvre de cette « disciplitude » – j’ose ce néologisme pour signifier « être en tout un disciple du Christ » –, c’est à la fois contribuer au fonctionnement de la cité dans laquelle nous vivons – politique – et avoir une parole sur Dieu – théologique. Le père Chenu disait : « Le chrétien, c’est celui qui a un œil sur l’Évangile et un œil sur le journal. » Il serait réducteur de comprendre ici que l’Évangile serait la source d’inspiration pour parler de Dieu et le journal celle pour parler du monde. Dans une perspective chrétienne, l’Évangile parle aussi du monde et le journal de Dieu. Quoi qu’il en soit, cette dialectique est intrinsèque à la voie chrétienne. Le pape, en tentant un texte si profondément politique et théologique, renoue avec une l’une des plus vieilles et plus grandes traditions chrétiennes, trop souvent confondue avec la petite tradition d’habitudes anciennes.
Pour autant, être politique n’est pas nécessairement se montrer politicien. Les paroles du Christ ont été très clairement anticléricales et ont posé sans ambiguïté qu’aucune autorité religieuse ne saurait se prévaloir de son statut pastoral pour s’assurer une autorité civile. C’est l’origine philosophique de la laïcité. De fait, Fratelli tutti ne s’abaisse pas aux manœuvres politiciennes, souvent caractérisées par le dogmatisme idéologique ou la discipline partisane.
Cette encyclique propose une troisième voie face à deux grands mouvements de fond ayant écrasé cette dernière décennie ce qui fut la droite conservatrice et la gauche progressiste.
D’un côté, le populisme, souvent nationaliste, parfois nativiste, a pioché dans un conservatisme des valeurs une identité nationale putride et imaginaire, tout en empruntant au progressisme une critique acerbe du système tel qu’il est, et parfois un anticapitalisme forcené. De l’autre, le libéralisme a lui aussi pioché à droite, en reprenant la méritocratie et l’économie sans régulation, tout en conservant de la gauche une certaine idée du progrès avec le mariage pour tous, l’avortement allongé, l’euthanasie sans entrave, l’égalité femme-homme, etc.
Quand il tire à boulets rouges sur ces deux métamouvements de pensée, qui ont fait office de rouleau compresseur sur l’ancien clivage issu de la Révolution, François fait preuve d’une réelle lucidité sur notre monde. Face à ce double écrasement, il propose de poursuivre ce dépassement, pour inventer cette fois une métapolitique chrétienne fondée sur la fraternité humaine et le respect absolu de la Création dans laquelle l’humanité s’épanouit.
La réaction de Jérôme Musseau, membre du collectif P’tits Dej’s solidaires*
Disons-le d’emblée, la lecture de Fratelli Tutti a quelque chose de réjouissant en ces temps où le pessimisme semble gagner du terrain. Le souffle des paroles de François retentit particulièrement lorsque l’on est de ceux qui cherchent à aider des migrants et que l’on voit se pratiquer des violences policières quotidiennes et des poursuites envers des citoyens aidants. En émane cette force divine qui rappelle les exigences fondamentales de l’être humain et l’horizon qui doit l’animer : « le projet de fraternité inscrit dans la vocation de la famille humaine ».
Le pape cherche à convaincre non seulement en mobilisant le registre de valeurs mais aussi en faisant éprouver le monde tel qu’il est. Car « la vraie sagesse suppose la conformité avec la réalité » et, si on réfléchit à la façon d’habiter la Terre, il faut se rappeler que « nous sommes tous dans le même bateau » et qu’il serait illusoire de construire des murs pour se protéger. C’est pourquoi la fraternité est le seul projet vraiment réaliste pour constituer « un “nous” qui habite la Maison commune ». Enfin, si François n’hésite pas à dénoncer tout ce qui ressort d’une culture du repli sur l’individu et la richesse, il nous invite à rêver « en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine ».
Lorsqu’il aborde explicitement les questions liées aux migrations, le pape est assez clair pour nous faire préférer la préservation de la vie humaine à toutes les déclarations abstraites qui soutiennent que « l’arrivée des migrants doit être évitée à tout prix ». Il est sans ambiguïté sur ce que signifie « la dignité inaliénable de chaque personne humaine indépendamment de son origine, de sa couleur ou de sa religion » et dénonce la mentalité qui nie dans la pratique l’égale valeur de tous les êtres humains : « Il est inacceptable que les chrétiens partagent cette mentalité et ces attitudes. » Une déception tout de même : il est regrettable que le pape reprenne une catégorisation des migrants, en faisant un traitement spécial à ceux qui « sont attirés par la culture occidentale » et en reprenant l’idée de Benoît XVI d’un « droit de ne pas émigrer ».
Cette encyclique ravira en tout cas ceux qui, comme moi, sont intéressés par la mise en acte de l’Évangile par-delà les appartenances religieuses. En pensant à ces frères, majoritairement musulmans, que je rencontre aux P’tits Dej’s, je mesure l’importance que revêt le fait qu’un pape mêle à sa voix à celle d’un imam pour parler de fraternité humaine, comme une façon de se placer face aux défis de notre temps.
* P’tits Dej’s solidaires vient en aide aux migrants dans le nord-est de Paris.
La réaction de Denis Clerc, fondateur d’Alternatives économiques
C’est un tableau sans concessions que dresse le pape François dans Fratelli tutti : le monde ne va pas bien, il est « fermé », pour reprendre le terme qu’il utilise dans le premier chapitre de cette encyclique. Entendons par là qu’il est parcouru de « nationalismes étriqués, exacerbés, pleins de ressentiments et agressifs », que « des millions de personnes – enfants, hommes et femmes de tout âge – sont privées de liberté et contraintes à vivre dans des conditions assimilables à celles de l’esclavage » et que « le rêve de construire ensemble la justice ainsi que la paix semble être une utopie d’un autre temps ». Et le pape de proposer, à sa façon, d’ouvrir ce monde, de faire en sorte que chacun vive dignement et respecte les autres, parce que nous sommes tous frères – titre de l’encyclique.
Je suis particulièrement sensible à deux d’entre les pistes qu’il suggère. La première concerne la « société humaine et fraternelle ». Elle « est capable de veiller de manière efficace et stable à ce que chacun soit accompagné au cours de sa vie, non seulement pour subvenir à ses besoins fondamentaux, mais aussi pour pouvoir donner le meilleur de lui-même », écrit le pape François, qui ajoute cette précision : « même si son rendement n’est pas le meilleur, même s’il est lent, même si son efficacité n’est pas exceptionnelle ». En gros, même si cela coûte plus que cela ne rapporte. C’est, en termes un peu différents, ce que soutenait le grand philosophe états-unien John Rawls dans sa Théorie de la justice : « La justice [sociale] est prioritaire par rapport à l’efficacité. » Il vaut la peine de dépenser même un « pognon de dingue » pour les personnes en grande difficulté, si cela permet de leur rendre leur dignité.
La seconde est plus surprenante. Pour la première fois, une encyclique attaque explicitement le néolibéralisme : « Le marché à lui seul ne résout pas tout, même si, une fois encore, l’on veut nous faire croire à ce dogme de foi néolibéral. Il s’agit là d’une pensée pauvre, répétitive, qui propose toujours les mêmes recettes face à tous les défis qui se présentent. Le néolibéralisme ne fait que se reproduire lui-même, en recourant aux notions magiques de “ruissellement” ou de “retombées” – sans les nommer – comme les seuls moyens de résoudre les problèmes sociaux. Il ne se rend pas compte que le prétendu ruissellement ne résorbe pas l’inégalité, qu’il est la source de nouvelles formes de violence qui menacent le tissu social. » Pensée pauvre, répétitive, magique, violente : le pape lirait-il Alternatives économiques et Thomas Piketty ?
La réaction de Cyrille de Compiègne, vice-président de David et Jonathan, association LGBTI+ chrétienne
Études de philosophie obligent, je croirais voir dans Fratelli Tutti la reformulation d’une démarche de philosophie politique. Si celle-ci se demande ce que serait une vie juste ou bonne dans un monde qui ne l’est pas, le pape François interroge la possibilité de vivre en chrétien, et donc dans une relation d’amour du prochain, dans un monde où la fraternité est menacée.
Si François dresse un portrait sévère du monde que nous habitons, je me réjouis de lire sous la plume d’un pape que la transformation des conditions sociales d’existence constitue pleinement un acte de charité. Tout au long de l’encyclique, il est rappelé que l’on ne peut construire une relation véritablement fraternelle si l’on ne tient pas compte des inégalités susceptibles de l’altérer, et si l’on ne prend pas la peine de valoriser l’identité d’autrui pour ce qu’elle est, sans chercher à lui imposer un schéma préétabli. Le pape François rejoint ainsi des intuitions portées à leur manière par de nombreux mouvements sociaux contemporains, dont le mouvement LGBTI+ (lesbien, gay, bi, trans, intersexe), mouvements que l’on aimerait parfois voir moins dénigrés en contexte chrétien.
S’il s’appuie beaucoup sur la figure du migrant ou des pays dits « du Sud », son encyclique nous invite globalement à nous méfier des constructions qui nous rendent étrangers les uns et les unes aux autres. C’est ce que l’on construit soi-même comme étranger qui empêche de voir celui ou celle qui est notre prochain. Est ainsi mise à mal la compréhension étroite et moralisante de la charité qui revient parfois vite s’installer dans nos habitudes de chrétien, incarnée par la figure du « bon pauvre » : celui qui ne mérite notre attention que dans la mesure où il souscrit à notre vision morale. On ne peut que regretter à ce titre la réaction de la Conférence des évêques de France à l’encyclique, qui paraît bien tristement centrée sur ses obsessions, en évoquant presque uniquement la violence exercée à l’encontre des religions et le projet de loi bioéthique.
L’amour est une vertu indissociablement morale et politique et, avant tout, déstabilisante et transformatrice. « Fratelli Tutti » : la fraternité ne saurait admettre aucune forme d’inégalités ou de préjugés.
La réaction de Maryvonne Nivoit, membre du groupe Chrétiens unis pour la terre et de l’association œcuménique de Rennes
Fratelli tutti et Laudato si’, deux encycliques mais un même souffle prophétique inspiré par François d’Assise, frère de tous qui chante la création et qui visite, à l’amiable, le sultan d’Égypte, pourtant en guerre contre la chrétienté. Ici, le pape François est encouragé par un frère musulman, le Grand Imam Ahmad el-Tayyeb. Ce dernier ne partage pas la même foi mais la certitude que Dieu appelle les humains à coexister comme frères. François cite Gandhi et Desmond Tutu… C’est avec joie que je constate le désir d’universalité sans faille incitant à un « amour universel qui promeut les personnes ».
Deux encycliques sociales : l’une socio-environnementaliste, l’autre sur la fraternité et l’« amitié sociale ». L’approche est intégrale : l’une a trait à l’écologie, l’autre au développement humain. Vu le style direct, concret, choc, on ne peut douter que la rédaction finale, une fois encore, est de François.
On retrouve des idées-forces : le dialogue, ouvert à toute religion, à toute culture, à toute différence, chacun gardant son identité, source de progrès ; le respect de la dignité de tout être humain créé à l’image de Dieu et d’une terre reçue en héritage à transmettre, du « vivre en harmonie avec la création » cher aux aborigènes au « au vivre ensemble dans l’harmonie […] sans être […] tous pareils ».
Plus de vingt références à Laudato si’ permettent à l’auteur de rebondir et de poursuivre sa pensée. Sur l’économie, il dénonce le consumérisme et une gestion au profit de celui qui a déjà, défavorisant les plus pauvres. Il préconise « une politique […] avec les pauvres ». Souvenons-nous, tout est lié : la planète et la vie, l’environnement et le social. François allie sauvegarde de la création et solidarité humaine en misant sur la fraternité envers tous. Il donne un exemple concret de solidarité concernant l’usage mesuré de l’eau : « La préserve[r] en pensant à l’humanité […] est merveilleusement humain. […] Cette […] attitude est nécessaire pour reconnaître les droits de tout être humain ».
François fixe un cap, à nous de choisir la voie. Par un « dialogue […] authentique », à nous de « construire en commun » un avenir fraternel et de protéger « la maison commune qu’est la planète ».
Photo : Long Thiên (CC BY 2.0)