La situation peut-elle dégénérer ?
Il y a un facteur d’apaisement, puisque les inculpations du policier qui a tué George Floyd et ses complices ont été annoncées. Les gouverneurs, avec les polices locales et la garde nationale de leurs États, semblent contrôler les choses. Cela peut dégénérer, mais ce n’est pas le plus probable. Reste que la demande de justice raciale et sociale va monter, parce qu’on est dans un moment de crise générale très profonde, avec l’épidémie, l’effondrement de l’économie et la présidence Trump, qui est une présidence de crise quotidienne.
Avec ses tweets ravageurs, Trump met de l’huile sur le feu…
La manière dont Trump répond à cette crise est faite pour attiser les flammes. Pas une parole d’apaisement, de compréhension, pour annoncer qu’il allait diligenter des enquêtes, proposer des règlements ou des lois sur l’application réelle des droits civiques. Par ses déclarations, il creuse autant qu’il le peut la division du pays entre ceux qu’il appelle les siens et les autres, ses adversaires, qu’il faut laminer : les maires démocrates de la gauche radicale, les gouverneurs faibles, les gens qui sont dans les rues, qui seraient tous des anarchistes et des terroristes…
Pourquoi a-t-il menacé de déployer l’armée ?
Trump est dans une démarche électorale, d’où sa volonté de montrer avec des militaires qu’il est un homme fort, que lui seul protégera les bons citoyens et les chrétiens. Il a même brandi une bible – à l’envers – pour les convaincre ! Mais les circonstances ne requièrent pas du tout l’intervention de l’armée. Et ce serait illégal, il faudrait faire appel à une loi de 1807 qui suppose une insurrection menaçant la survie de la nation. On en est quand même très loin.
Ce discours prend-il auprès de ses partisans ?
Il y a des voix discordantes dans son camp, à commencer par celle de son secrétaire à la Défense, Mark Esper, qui est pourtant un loyaliste. On a aussi entendu protester Jim Mattis, son prédécesseur, extrêmement choqué. Les militaires, eux, ne s’expriment pas, mais ils ont derrière eux des troupes composées à 40 % de soldats issus des minorités. Manipuler l’armée comme un outil électoral ne peut marcher qu’auprès de quelques partisans, et encore.
Ces appels officiels à la violence peuvent-ils déboucher sur une guerre civile ?
À Salt Lake City, un homme a sorti un arc pour tirer sur la foule, à Denver des voitures ont pourchassé des manifestants, à Minneapolis un camion-citerne leur a foncé dessus, en Géorgie, un jogger noir a été tué par des espèces de milices locales. Oui, c’est dangereux. Et il y a des pillages, de la casse, ça choque, ça fait peur. Mais je ne vois pas cela dégénérer en guerre civile. Les manifestations pacifiques qui se déroulent avant le couvre-feu rassemblent des gens de toutes les origines. Des policiers mettent un genou à terre en signe de solidarité, des militaires et des gardes nationaux fraternisent avec les manifestants. La guerre civile, non, mais le risque de violence de la part de gens armés est tout à fait réel.
Le confinement dû au Covid-19 est-il l’une des raisons de cet embrasement ?
Cela accroît le sentiment d’injustice. Face au virus, la vulnérabilité des plus pauvres est réelle. Les Afro-Américains sont frappés de manière disproportionnée, car victimes de tous les problèmes de santé liés à la pauvreté : obésité, diabète, hypertension, maladies cardiovasculaires. Et ils ont été beaucoup exposés dans des postes indispensables et peu payés, tels ceux de livreurs, d’employés de commerce, d’ouvriers des abattoirs, d’aides-soignants. Oui, il y a là aussi un échec de l’intégration, une marque des inégalités.
Qu’est ce qui peut se passer maintenant ?
Les temps qui viennent jusqu’à l’élection de novembre seront nécessairement chaotiques, parce que Trump se nourrit du chaos. L’élection aura lieu, il n’a pas le pouvoir légal d’en changer la date. Mais je ne vois pas de bonne issue. S’il est réélu, la démocratie américaine ne sera plus qu’une coquille vide, parce qu’il piétine les institutions. S’il perd, acceptera-t-il sa défaite ? Il parle déjà de complot, de votes illégaux, d’élections truquées. Organisera-t-il la passation de pouvoir ? Tout cela est en suspens. C’est extrêmement grave, je ne sais pas si la démocratie américaine pourra survivre…
Propos recueillis par Guillaume de Morant.
Photo : Anthony Crider (CC BY 2.0)