Jusqu’à présent, avec ses 40 % de pratiquants dominicaux, la Pologne pouvait passer pour l’enfant modèle de l’Église romaine en Europe. Des séminaires et des noviciats relativement bien dotés par rapport à ce qu’il en est à l’Ouest du continent témoignaient d’une sécularisation moins forte. Et le catholicisme conservateur y a trouvé un débouché politique puissant avec le parti eurosceptique et ultra-conservateur PiS (Droit et justice) au pouvoir.
Mais la diffusion sur YouTube, le 11 mai dernier, du reportage intitulé Seulement, ne le dis à personne 1, de Tomasz Sekielski, constitue un véritable séisme. Fruit d’une patiente et sérieuse enquête, il repose sur la confrontation, en caméra cachée, des victimes et des prêtres incriminés. Visionné plus de vingt millions de fois, le film, financé par des dons privés et refusé par les grandes chaînes du pays, a révélé le problème structurel des abus sexuels commis par des prêtres. Ne souhaitant pas être emporté dans la tempête à l’approche des élections européennes, le PiS a fait adopter dans la précipitation au parlement, où il dispose de la majorité, une loi qui renforce la lutte contre la pédocriminalité. L’opposition réclame une commission parlementaire et le parti Wiosna (Printemps) demande d’envisager désormais l’indemnisation des victimes.
Mais l’équilibre acquis depuis la chute du communisme semble irrémédiablement compromis. Dans le récit national et à l’étranger, le syndicat chrétien Solidarność avait incarné la résistance populaire contre la dictature communiste. En écho aux scandales qui avaient déjà entouré l’un de ses membres les plus éminents, le père Henryk Jankowski, une autre de ses icônes est touchée. Il s’agit cette fois-ci du père Franciszek Cybulski, proche conseiller de Lech Wałęsa. Confronté à ses victimes dans le documentaire, on le voit proposer de l’argent pour acheter leur silence. De manière générale, le reportage met au jour, à l’instar de ce qui s’est déjà produit dans d’autres pays très catholiques, un système ecclésial bien rodé pour réduire au silence les victimes et obtenir un règlement des affaires en dehors des cadres judiciaires.
Le cléricalisme, désormais dénoncé par le pape François, voilà l’ennemi ? C’est sûrement le cas dans ce pays, où la figure du prêtre est encore magnifiée. Devant l’ampleur du scandale, les évêques polonais font profil bas. Ils ont remercié publiquement les auteurs du film, alors que se prépare la venue du cardinal Charles Scicluna en juin. Ce dernier est dépêché par le Vatican pour mettre en place les procédures de lutte contre la pédophilie plus efficaces voulues par François.
Se dresse toutefois dans l’ombre de la crise la figure tutélaire de Jean Paul II, dont il est encore difficile d’évaluer avec précision le degré de connaissance des dossiers noirs polonais. Mais la sacralisation de la figure du prêtre qu’il a permise sous son pontificat, et la lenteur avec laquelle il a envisagé la crise qui rongeait son clergé, commencent à poser question. Si le « santo subito » a flatté le cœur des Polonais, qui y ont vu la reconnaissance de celui qui est ici un héros national, n’aurait-il pas fallu faire preuve de plus de prudence ?
Par peur d’écorner l’image du Polonais le plus célèbre de tous les temps, les autorités épiscopales ont fait voiler une grande statue du pape en compagnie du père Eugeniusz Makulski, un autre prêtre accusé de pédophilie dans le documentaire, au sanctuaire marial de Licheń Stary dans le centre de la Pologne… Métaphore saisissante du désarroi qui saisit l’Église polonaise, le devenir de la statue est en suspens. Se voiler la face ou déboulonner les idoles ? Il revient à la société mais surtout à l’Église polonaise de désormais faire ses choix.
Anthony Favier
1. www.youtube.com/watch?v=BrUvQ3W3nV4 (avec sous-titres en anglais).
Photo : © RadioZET/Twitter