La France est plongée dans une profonde crise de légitimité politique. Ce n’est certes pas la première fois, mais le discrédit des dirigeants élus et des partis politiques touche toutes les vieilles démocraties. Cette crise est structurelle. Le fonctionnement du système politique n’a guère évolué depuis trois ou quatre décennies alors que les sociétés ont été révolutionnées. Les réformes menées çà et là ne sont guère à la hauteur des défis du XXIe siècle : la crise socio-économique induite par le capitalisme financier, la dégradation de l’écosystème planétaire, l’affaiblissement du rôle des États, la provincialisation de l’Europe dans le nouvel ordre international. Par contrecoup, les peuples manifestent une défiance croissante à l’égard de leurs dirigeants.
Face à cette situation, les élites se cramponnent au statu quo pour défendre leurs privilèges. D’une part, elles développent une stratégie du bouc émissaire, désignant des groupes minoritaires comme responsables des problèmes rencontrés : la xénophobie et le nationalisme, souvent travestis en France sous le masque de la laïcité, s’accompagnent de dérives autoritaires croissantes et permettent d’esquiver les questions gênantes touchant la politique intérieure ou extérieure. D’autre part, elles dénoncent le « populisme », cette lame à double tranchant : les « populistes », ce sont toujours les concurrents, et l’emploi de cette expression péjorative permet de disqualifier le peuple, de le caractériser comme une masse émotionnelle, irrationnelle, intolérante et potentiellement dangereuse, à tenir à distance des sages et des experts qui nous gouvernent.
Dans divers courants politiques se fait jour une tentation inverse : en appeler au peuple contre les élites en place, dans l’espoir de voir se profiler une direction de rechange sans pour autant proposer de transformer les règles du jeu politique, ni s’interroger sur les conditions qui permettent qu’un peuple soit ou non démocratique, sans réfléchir sur les formes du pouvoir populaire à l’heure de la mondialisation.
Une utopie réaliste
Pour faire face aux défis de l’époque, il faut à l’inverse développer une « utopie réaliste », un horizon sans doute inatteignable mais vers lequel d’ores et déjà se diriger. Les révolutions françaises et américaines mirent en place des gouvernements représentatifs, mais pas la démocratie, c’est-à-dire « le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Elles gouvernèrent pour les intérêts des classes supérieures et placèrent le peuple en tutelle. Il fallut plus d’un siècle pour lui donner une place reconnue, avec le suffrage universel et les partis de masse. Encore s’agissait-il du peuple des électeurs, auquel on demandait de faire confiance à ses représentants et aux experts qui le guidaient. Les révolutions socialistes mobilisèrent le peuple mais les « avant-gardes », réclamant un monopole de la vérité, n’hésitèrent pas à se retourner contre le peuple lorsque celui-ci s’opposa. Aujourd’hui, il s’agit de développer de nouvelles pratiques d’émancipation. Au XXe siècle, le peuple politique a inclus les femmes, envoya des représentants d’origine sociale modeste à des postes de responsabilité, bénéficia des protections de l’État social – tournant radical par rapport au XIXe siècle. Au XXIe siècle, une révolution comparable est à l’ordre du jour. Signalons au moins cinq pistes.
La première est la plus connue. Il s’agit de réinventer la relation du peuple avec ses représentants. Fin du cumul des mandats, y compris dans le temps, déprofessionnalisation partielle de la politique, généralisation des primaires pour impliquer le peuple dans le choix des candidats, action pour rendre les représentants plus représentatifs de la diversité de la population, développement de la démocratie participative pour faire communiquer élus et citoyens entre deux élections… Dans un siècle, les résistances actuelles de la classe politique à ces évolutions sembleront mesquines ou tragiques.
Cependant, la réinvention de la politique politique impose d’aller au-delà du peuple électoral. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la Suisse puis les États-Unis instaurèrent des mécanismes de démocratie directe qui permirent de contrebalancer la démocratie représentative : référendums, référendums d’initiative populaire ou révocatoires. À la fin du XXe siècle et au début du XXIe, dans la foulée des vagues de démocratisations, ces dispositifs ont été adoptés dans un nombre croissant de pays. La France est à ce propos très en retard, tout comme l’Union européenne.
Par ailleurs, les différents groupes qui composent un peuple sont en permanence soumis à des tendances de séparation et d’unification. La constitution d’une communauté politique active, a fortiori lorsqu’elle se mobilise contre les injustices et les hiérarchies, ne va jamais de soi. Elle implique des symboles et un récit partagés, des figures susceptibles de l’incarner, qu’elles soient collectives ou individuelles. Cette dimension émotionnelle représente une part incontournable de la politique. Cependant, qu’est-ce qui fait qu’un peuple est démocratique, et qu’il se rassemble autour de figures comme Mandela plutôt qu’Hitler ? Coupler la mobilisation émotionnelle des énergies populaires et le peuple éclairé (celui de la démocratie délibérative, où les arguments peuvent être pesés dans des conditions satisfaisantes) est l’un des grands défis des temps à venir.
Les générations futures
Les mouvements sociaux qui se sont développés en s’appuyant sur les réseaux sociaux et des modalités discursives moins hiérarchiques qu’autrefois sont, dans cette perspective, riches d’enseignements. Le peuple du XXIe siècle devrait aussi s’élargir de façon qualitative en incluant les générations futures. À l’heure actuelle, celles-ci ne sont pas représentées politiquement, et les calculs électoraux ou économiques à court terme prédominent. Une nouvelle génération de droits écologiques est en train d’être constitutionnalisée, mais il faudra des instances politiques spécifiques pour les faire respecter et les exercer. Il est plus qu’urgent de créer une Chambre du futur consacrée à cette tâche, désignée par exemple par tirage au sort parmi les volontaires, qui puisse servir de caisse de résonance aux mobilisations des peuples, des associations et des ONG qui réclament un environnement non dégradé.
Enfin, la mondialisation impose d’aller au-delà de la souveraineté. Celle-ci, qu’elle soit divine, monarchique ou populaire, présuppose un sujet unifié capable de prendre des décisions contraignantes pour une collectivité. Une partie croissante des décisions échappe complètement à ce schéma. Elles sont prises par des instances hétérogènes, sans qu’un centre puisse dicter sa loi. Les acteurs principaux de la gouvernance globale sont loin d’être démocratiques. La plupart du temps, ils se soustraient à tout contrôle populaire. Il faut certes démocratiser ce système, mais l’humanité ne constituera pas, dans un horizon prévisible, un peuple mondial unifié. C’est en restant une pluralité et en se mettant en réseau que les peuples pourront (dans un scénario optimiste) s’imposer comme des acteurs qui comptent dans la gouvernance internationale. Le peuple républicain unifié si prégnant dans l’imaginaire français n’est pas universalisable.
YVES SINTOMER, professeur de sciences politiques à l’université Paris VIII.
Parmi ses dernières publications : Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011, 336 p. 12€
Photo : Manifestation du 11 janvier 2015, après les attentats à Charlie hebdo. DR