Dans le bureau de son avocat, Paul François attend fébrilement. Il tient la main de sa fille Laura et semble suspendu aux lèvres de Maître Lafforgue, en ligne avec la cour d’appel de Lyon. « Je voyais le visage de mon avocat se défaire et je me disais : “On a tout perdu”, se remémore-t-il. Quand le verdict est tombé, j’ai vite été rassuré. J’ai appelé ma mère, elle remerciait le bon Dieu car elle avait tellement prié pour cette victoire. Je lui ai répondu qu’on remercierait Dieu plus tard mais qu’il fallait surtout remercier mon avocat [rire]. J’ai grandi dans un univers catholique et je pense que les valeurs que m’ont transmises mes parents m’ont aidé à tenir pendant ces longues années. » Douze années durant lesquelles ce céréalier charentais s’est battu pour faire plier un colosse.
Le 27 avril 2004, Paul François inhale des vapeurs de Lasso, un herbicide fabriqué par la société Monsanto. Il tombe dans le coma pendant plusieurs jours puis est hospitalisé cinq mois. Il doit stopper son activité durant un an. En 2007, la France interdit le Lasso, retiré du marché canadien depuis 1985 et des marchés belge et britannique depuis 1992. Paul François décide alors de porter plainte contre la société Monsanto. Lorsqu’il en fait part à son avocat, ce dernier le met en garde sur la longueur de la procédure. « Il m’avait parlé d’une dizaine d’années, cela fait douze ans cette année. Il a ajouté que la procédure serait coûteuse mais surtout difficile car c’est une société toute puissante. Son cabinet est habitué à lutter contre des multinationales, mais il m’a affirmé qu’il n’avait jamais connu une telle violence de la part d’une société. » Maître Lafforgue confirme : « Leur stratégie était basée sur la contestation permanente et ils cherchaient l’épuisement financier de mon client. » En effet, Paul François doit faire appel à des experts et réaliser un véritable travail d’investigation et de recherche. « Je devais prouver que j’étais bien malade et que j’avais bien acheté ce produit. Je devais apporter des éléments scientifiques factuels pour que mon avocat soit capable de me défendre. Je suis notamment parti en Belgique chercher des documents auprès du ministère de la Santé. »
Fin 2011, un premier procès a lieu : Monsanto est reconnu coupable mais fait appel. « J’ai hésité à plusieurs reprises à stopper la procédure, notamment en 2014, car le système de harcèlement de la société Monsanto est tel qu’ils vous font douter, explique le céréalier. Vraiment, ils ont été au bout du bout, à la limite à chaque fois. » En 2015, la cour d’appel confirme la condamnation de la firme américaine. Mais en raison d’un vice de procédure, la Cour de cassation casse le jugement. Pour l’agriculteur, c’est un véritable chemin de croix. Les nuits blanches s’enchaînent, le stress ne disparaît pas. « Je me mettais en danger et j’avais parfois peur de tout gâcher. Je sentais que je risquais de perdre ma santé mais aussi ma ferme et mon couple. »
Un troisième procès a lieu, dont le jugement a été rendu le 11 avril dernier. La cour d’appel de Lyon a condamné la firme sur le fondement de « la responsabilité du fait de produits défectueux ». Elle a reconnu un « défaut d’information sur l’étiquette et le non-respect du devoir de vigilance » de la part de Bayer-Monsanto (Bayer a racheté Monsanto en juin 2018). « C’est une décision historique qui est très argumentée. Il y aura un après et un avant, savoure Paul François. Aujourd’hui, nous avons gagné, mais à quel prix ? C’est de la folie ! Il faut s’imaginer que ce sont douze ans où vous mettez votre vie de côté. Il y aura des séquelles de ce combat mais surtout celles de ces intoxications. On a voulu me faire passer pour fou, mais, heureusement, cela n’a pas fonctionné. » L’agriculteur évoque encore aujourd’hui des maux de tête très violents, incontrôlables, qui conduisent parfois à des évanouissements. « Je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête », confie-t-il, fataliste.
Durant ces douze années, l’agriculteur a pu compter sur le soutien de son avocat, qui s’est engagé à ses côtés sans lui demander d’avancer des frais de procédure. Évidemment, sa famille aussi a compté. « J’ai une pensée très émue pour mon épouse, Sylvie, qui est décédée il y a sept mois aujourd’hui [le 11 septembre 2018]. Malgré sa réticence à porter plainte, malgré les moments de doute, elle a toujours été à mes côtés. » Après sa mort, il demande à ses deux filles si elles souhaitaient qu’il arrête la procédure. « Elles m’ont dit : “Plus que jamais, tu dois continuer, nous serons là. S’il doit t’arriver quelque chose, nous irons au bout.” »
Le combat contre Bayer-Monsanto n’est pas terminé. L’entreprise a déclaré « se laisser la possibilité de se pourvoir en cassation ». Pour Maître Lafforgue, la firme américaine « sortirait grandie à laisser faire la justice ». Son client, lui, a encore en travers de la gorge le refus du Sénat de mettre en place un fonds d’indemnisation des victimes de produits phytosanitaires. « J’ai envie de dire : “Honte à eux”, ils seront jugés par l’histoire, prévient-il. Aujourd’hui, que faut-il de plus pour prouver que les pesticides sont dangereux ? »
Nicolas Margerand
* Expression employée par Yannick Jadot.