Des dizaines et des dizaines de partages sur les réseaux sociaux, des commentaires indignés, des accusations de manipulation… Pour ceux qui fréquentent Twitter et autres agoras numériques, cette courte description n’a sûrement rien de particulier. Ce qui est nouveau en revanche, c’est que cette vague d’indignation concerne un graphique austère sur un sujet âpre qui n’intéressait pas grand monde il y a encore quelques mois : les prix des marchés espagnol et portugais de l’électricité.
Prenons au hasard la date du 30 septembre. Alors que la France achète son mégawattheure sur le marché de l’électricité 560 € et l’Allemagne 539 €, l’Espagne se contente de dépenser 174 € pour le sien, soit plus de trois fois moins. Le Portugal est aligné au centime près. Même si ces prix ne sont pas ceux qui se retrouvent sur les factures des habitants, ils sont tout de même révélateurs d’un modèle ibérique qu’il convient de regarder de près.
Les deux pays de la péninsule ont pris plus tôt que la France le virage des énergies renouvelables, en particulier le Portugal, qui caracole dans le peloton de tête des pays européens sur le sujet. En 2020, la part des énergies renouvelables dans la consommation finale s’élevait à 34 % au Portugal, contre 19,1 % pour la France. L’Espagne est également devant l’Hexagone, avec 21,1 %, et une forte augmentation ces dernières années. En 2004, l’Espagne était derrière la France, qui s’est longtemps reposée sur ses nombreux barrages hydrauliques, ratant le virage du photovoltaïque et de l’éolien. Un avantage pour les deux voisins ibériques lorsqu’a surgi le problème du gaz russe.
D’autant que le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine a donné un grand avantage géographique à la péninsule, et à l’Espagne en particulier. Avant février 2022, le gaz consommé par les pays de l’Union européenne, que ce soit pour se chauffer ou pour produire de l’électricité, venait surtout de Russie. « Les flux gaziers ont changé de direction depuis cette date, explique Maria-Eugenia Sanin, économiste à l’université de Saclay. Jusque-là, le gaz arrivait en Europe par l’est, de la Russie via l’Allemagne. Maintenant, c’est l’Espagne qui exporte. »
Les gazoducs russes qui mettaient sous perfusion l’Europe se sont vidés et nous nous sommes souvenus que d’autres tuyaux reliaient l’Union à son autre grand voisin producteur d’hydrocarbures, l’Algérie. Via l’Espagne donc. Même si les vingt-sept sont tous confrontés aux prix galopants de l’énergie, notre voisin transpyrénéen peut aborder l’hiver plus sereinement car il dispose de cette source d’approvisionnement direct en gaz.
L’Espagne a surtout choisi de répondre différemment à l’envolée du prix du gaz. Alors que la France a mis en place un bouclier tarifaire sur les factures des consommateurs, l’Espagne et le Portugal ont choisi d’agir en amont, au moment des achats d’énergie sur le marché international. Pour faire simple, le prix du gaz a été plafonné quand il sert à produire de l’électricité. « L’Espagne et le Portugal ont découplé le prix de l’électricité du prix du gaz », résume Maria-Eugenia Sanin, ce qui permet d’avoir ces prix qui font frissonner d’envie les internautes.
Dans le reste de l’Union, c’est justement le prix très élevé du gaz qui entraîne les prix fous du mégawattheure car le gaz, qui est aujourd’hui l’énergie la plus chère, sert à produire une part indispensable de l’électricité, dont le prix de ce fait s’aligne sur le sien. Mais la solution de nos voisins espagnols et portugais n’est viable que parce qu’ils sont peu interconnectés au reste de l’Europe, barrière des Pyrénées et péninsule obligent.
Autre avantage non négligeable du modèle espagnol : « Pour les finances publiques, il est plus sain » que le modèle français, pointe Maria-Eugenia Sanin. Le bouclier tarifaire à la française s’appliquant à tous, une partie des consommateurs peut continuer à consommer autant de gaz qu’auparavant ou presque, en profitant de ces prix subventionnés. « L’exception ibérique est une bonne solution de court terme pour réduire l’impact de l’inflation », conclut Maria-Eugenia Sanin. Plusieurs pays de l’Union européenne, dont la France, poussent d’ailleurs à copier en partie le mécanisme ibérique du découplage et l’étendre aux vingt-sept. Une volonté qui se heurte pour l’heure au refus de l’Allemagne.
Martin Delacoux