Dans Jugez-moi coupable, le réalisateur Sidney Lumet brosse le portrait d’un chef de la mafia italienne du New Jersey au cours du plus long procès criminel de l’histoire judiciaire des États-Unis. Bernard Tapie n’est certes pas un criminel, ni même – n’en déplaise à ses accusateurs – l’organisateur en chef d’une bande d’escrocs, mais sa vie n’a pas grand-chose à envier à celle de Jackie DiNorscio et mériterait bien elle aussi qu’un grand réalisateur s’en empare.
En attendant ce jour, le spectacle est assuré par le tribunal correctionnel de Paris, qui, à la surprise quasi-générale, a relaxé dans son jugement du 9 juillet 2019 l’ensemble des personnes poursuivies dans le dossier du désormais célèbre arbitrage controversé du Crédit lyonnais rendu en 2008, dont la plus célèbre d’entre elles.
Le tribunal a estimé qu’« aucun élément du dossier ne permet d’affirmer » que la sentence arbitrale rendue en faveur de Bernard Tapie, qui lui avait octroyé 404 millions d’euros de dommages et intérêts (dont 45 millions au titre de son préjudice moral) « ait été surprise par la fraude ou par des manœuvres frauduleuses qui auraient été commises par M. Tapie ». « Les éléments constitutifs du délit d’escroquerie ne sont pas caractérisés », a déclaré la présidente Christine Mée, qui n’a pas plus retenu l’infraction de « détournement de fonds publics » ou de « complicité » de ce délit. Pour le tribunal, si Bernard Tapie « a fait preuve publiquement d’un activisme très important auprès de différentes personnalités publiques pour plaider sa cause », il n’est toutefois « pas rapporté la preuve que M. Tapie ait […] activé ses réseaux pour que des instructions soient données en sa faveur ». De même, la preuve d’une concertation entre l’ex-conseil de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne, et l’un des trois juges arbitres, Pierre Estoup, n’est pas non plus « rapportée », a estimé le tribunal.
Comme dans tout bon scénario, les camps opposés se réjouissent ou se lamentent. Me Hervé Temime, incontestablement le principal artisan de ce triomphe judiciaire, rend un hommage vibrant et appuyé à l’indépendance du tribunal et promet de nouvelles aventures, encore plus passionnantes : « C’est une procédure folle qui dure depuis des décennies. On n’est pas encore au bout de cette histoire insensée », a-t-il réagi à la sortie du tribunal. On veut bien le croire.
Le journaliste Laurent Mauduit, auteur de l’ouvrage Tapie, le scandale d’État, considère pour sa part que cette décision est « totalement incohérente » et s’interroge : « Comment peut-on expliquer qu’il n’y a pas de fraude au plan pénal mais qu’il y a une fraude au plan civil ? La cour d’appel avait jugé le 17 février 2015 que la sentence avait été frauduleuse. On est donc dans une sorte d’imbroglio judiciaire qui est absolument incompréhensible. » On veut bien le croire.
Au beau milieu de ce charivari, la garde des Sceaux, peu gênée par les obligations de sa charge qui lui font interdiction de se prononcer sur une procédure en cours, a estimé qu’un appel du parquet n’était « pas forcément logique ». On veut bien la croire.
Reste deux éléments.
Premièrement, les décisions rendues par les juridictions civiles, qui ont annulé l’arbitrage litigieux pour défaut d’impartialité d’un arbitre, sont définitives. Bernard Tapie doit donc rendre l’argent. La décision de relaxe rendue lundi par le tribunal correctionnel de Paris n’y change rien : il peut y avoir faute civile sans qu’il y ait escroquerie. Certes, le pénal aurait dû – selon l’adage bien connu des juristes – « tenir le civil en l’état », mais c’est trop tard.
Deuxièmement, Bernard Tapie n’est pas près de rendre l’argent. Aujourd’hui, avec les intérêts, la facture atteint les 530 millions d’euros. Mais Tapie est en faillite personnelle depuis 1994, ses biens ont été placés dans d’habiles montages financiers et sont la propriété de nombreuses sociétés françaises et étrangères, et des procédures de sauvegarde ont été ouvertes en 2015, quelques jours avant la condamnation obligeant Bernard Tapie à rembourser les 404 millions, notamment pour ses deux sociétés basées en France : le Groupe Bernard Tapie (GBT) – qui possède des liquidités et les participations dans La Provence – et la Financière et immobilière Bernard Tapie (FIBT) – propriétaire de l’hôtel particulier de la rue des Saint-Pères.
On souhaite à Bernard Tapie, qui lutte avec courage et dignité contre la maladie, de voir un jour la fin du film.
Éric Gaftarnik