« Salut ! Tu connais l’AFEV ? Tu as 5 minutes ? Non ? Tant pis, bonne journée ! » Ce mardi de décembre, une petite pluie glacée enveloppe les bâtiments gris de l’université de Créteil, au sud de Paris. Dans leurs vestes rouge vermillon marquées du logo de l’AFEV, deux jeunes et souriants pèlerins arpentent la coulée verte qui passe devant la faculté d’économie, fascicules à la main. Ils sont en pleine campagne de « mob » : en langage profane, cela signifie qu’ils vont à la rencontre des étudiants du campus pour leur présenter l’association et, pourquoi pas, leur donner envie de s’y engager. Une gageure à l’heure du déjeuner, la plupart des étudiants alpagués entre le restaurant universitaire et l’entrée du métro ayant l’estomac dans les talons… Mais il en faut plus pour décourager Moussy, 30 ans, salariée de l’AFEV depuis août, et Pierre, 19 ans, en service civique dans l’association. Alors que deux étudiantes s’apprêtent à les dépasser, Moussy souffle discrètement à Pierre : « Vas-y, à ton tour ! Allez, faut oser ! »
Née en 1991 à Nanterre, l’ancienne « banlieue rouge » de l’ouest parisien, l’AFEV est une fille de la politique de la ville, laquelle a été portée notamment par Michel Rocard à partir de la fin des années 1980. L’association a été lancée à l’initiative de Christophe Borgel, alors président du syndicat étudiant UNEF-ID, proche du parti socialiste. L’actuel directeur général de l’AFEV, Christophe Paris, 49 ans, a embarqué dans l’aventure dès ses débuts, et c’est peut-être ce qui explique son air d’éternel étudiant ! Il sourit : « Après un BEP vente, j’ai réintégré l’enseignement général pour décrocher mon bac, puis j’ai fait des études de sociologie à Nanterre. À l’époque je cherchais une association pour m’accueillir comme objecteur de conscience. J’ai entendu parler de l’AFEV, qui était en train de se monter. Je ne l’ai plus quittée. » Aujourd’hui, la petite association étudiante des débuts s’est professionnalisée : ses étudiants bénévoles accompagnent chaque année plus de 7 000 enfants, de la maternelle à la terminale, dans 350 quartiers prioritaires répartis dans 85 villes, partout en France. Avec un slogan en forme de ligne de conduite : « Être utile contre les inégalités. »
Autocensure lors de l’orientation
Des inégalités que l’école ne parvient pas toujours à dépasser, aujourd’hui partout en France comme il y a trente ans à Nanterre. En 2019, les chances d’accéder à un diplôme de l’enseignement supérieur sont encore fortement conditionnées par les origines sociales. Selon des statistiques du ministère de l’Éducation nationale de 2019, 90 % des enfants de cadres ou d’enseignants réussissent à décrocher un bac, quand cette proportion tombe à seulement deux tiers pour les enfants d’ouvriers. Le manque de culture scolaire des parents, leurs difficultés à accompagner leurs enfants dans les devoirs à la maison, l’autocensure dans les choix d’orientation, très présente chez les jeunes de milieux populaires, voilà quelques-uns des facteurs qui expliquent ces différences d’accès au diplôme, et, plus tard, à un emploi stable correctement rémunéré. C’est contre ce déterminisme que l’AFEV se bat, avec l’aide des bénévoles et des volontaires qui la font exister au quotidien, pour permettre à toutes les chrysalides de se faire, un jour, papillon. « C’est important de dire que notre projet n’est pas de remplacer les enseignants, précise Christophe Paris. Nous voulons simplement apporter une ouverture nouvelle, une motivation supplémentaire aux jeunes qui ne disposent pas, de par leurs origines sociales, du capital culturel, social et économique qui permet de réussir ses études. » Pour ce faire, l’AFEV développe trois grands programmes : le mentorat, les volontaires en résidence, et les colocations solidaires.
Deux heures par semaine
Le mentorat est le programme « historique » de l’AFEV : il consiste à faire accompagner individuellement des jeunes en difficulté scolaire ou sociale par des étudiants bénévoles, à raison de deux heures par semaine. À Toulouse, Charlotte, 22 ans, est l’une de ces étudiantes bénévoles à l’AFEV, engagée dans le mentorat depuis janvier 2019. Fille d’artistes, en licence de biologie, elle espère plus tard devenir enseignante. En attendant, elle consacre chacun de ses samedis matin au petit Zacharia, 5 ans : « Je le retrouve à la médiathèque de son quartier, où ses parents me l’amènent. Ensemble, on lit des livres. Je suis là pour lui donner envie de lire et d’écrire, c’est un vrai enjeu pour sa scolarité future ! Mais on discute aussi beaucoup, de tout. C’est très enrichissant pour lui, et pour moi : nous ne venons pas du tout du même milieu social, lui vient de la ville, moi j’ai grandi à la campagne, lui croit en Dieu, moi non, il adore les jeux vidéo, moi pas du tout ! Ce sont deux mondes qui n’ont rien à voir qui se rencontrent, et pourtant c’est fou comme on devient proches. Il y a un lien spécial qui se crée entre nous. »
À l’autre bout de la France, à Rennes, Margaux, 19 ans, a elle aussi choisi de s’engager pour les autres. En première année de BTS de commerce, fille d’un commerçant et d’une secrétaire, Margaux est bénévole à l’AFEV depuis octobre dernier : « J’accompagne Ilam, une ado de 14 ans qui est arrivée de Syrie il y a deux ans avec ses parents. Mon objectif c’est de l’aider à s’insérer dans sa ville. Je ne suis pas là pour faire de l’aide aux devoirs, on sort, on va à la piscine, à la patinoire, à la bibliothèque… Au début, c’était compliqué car nous étions un peu intimidées toutes les deux, mais comme nous n’avons pas une grande différence d’âge, ça aide à bien se comprendre. L’accompagner m’a aussi ouvert les yeux sur certaines réalités, et développé mon empathie. C’est un engagement que je recommande vraiment. D’ailleurs j’ai convaincu une amie de rejoindre l’AFEV. » Charlotte et Zacharia à Toulouse, Margaux et Ilam à Rennes, deux duos qui fonctionnent et illustrent parfaitement la démarche de l’AFEV, qui souhaite développer davantage de liens entre jeunes qui viennent de milieux différents : « Nous voulons créer des ponts entre le vivier étudiant et les quartiers populaires, explique Eunice Mangado-Lunetta, directrice des programmes de l’AFEV, 45 ans, et depuis quinze ans dans l’association. Contrairement à un discours décliniste très répandu, nous démontrons que les jeunes ont envie de s’engager. Il suffit de leur proposer des missions adaptées. Ainsi, au début de l’AFEV, quand nous avons proposé d’envoyer des étudiants dans les familles pour accompagner les enfants, on nous a beaucoup questionnés. Avec l’expérience on peut confirmer que c’est un plus de permettre une rencontre entre les parents et les étudiants bénévoles. C’est ainsi que se tissent des liens de confiance entre des gens qui sans l’AFEV, ne se seraient jamais rencontrés. »
Ouvrir sur le monde
Pour que la mayonnaise prenne, il faut bien sûr réussir à accorder le jeune et « son » étudiant. Les bénévoles peuvent ainsi préciser s’ils préfèrent accompagner un petit de maternelle ou un grand de terminale, un garçon ou une fille… Ils sont aussi formés sur une journée par l’AFEV, et bénéficient de l’appui d’un référent en cas de problème. Une plateforme de ressources en ligne est également à leur disposition pour trouver des idées d’activités ou de sorties, partager les expériences, apprendre à se positionner par rapport aux parents des enfants, etc. « Parfois les parents des jeunes accompagnés nous confondent avec les organismes privés qui font du soutien scolaire, reconnaît Eunice. Mais ce que nous proposons n’a rien à voir : l’objectif est d’ouvrir à l’enfant accompagné un autre monde, qu’il ne connaît pas. Par exemple en lui faisant visiter son université, ou un autre quartier de sa ville dans lequel il n’est jamais allé, etc. Et, surtout, pour les familles, tout cet accompagnement est gratuit. »
À côté du mentorat, l’autre grand programme de l’AFEV implique également des jeunes, mais pas nécessairement des étudiants : il s’agit des « volontaires en résidence ». Des jeunes âgés de 18 à 25 ans, embauchés en service civique, pour une durée de 9 mois, soit une année scolaire. Formés par l’AFEV, ils sont rémunérés 580 euros par mois. Les volontaires ne vont pas dans les familles, mais remplissent différentes missions : séances de lecture dans des écoles ou des bibliothèques, ateliers d’orientation ou lutte contre le décrochage en collège… Certains de ces volontaires sont aussi chargés d’organiser des visites et des sorties avec parents et enfants, dans des musées ou des médiathèques. « 30 à 40 % des familles chez qui interviennent nos étudiants n’ont pas de livres, explique Christophe Paris. Les sorties culturelles, source d’ouverture au monde, n’y sont pas une évidence, contrairement aux familles plus favorisées. »
Une après-midi au château
Et ce mercredi, justement, c’est jour de visite au château de Vincennes, aux portes de Paris, pour Grace, 10 ans, et son papa, et pour Nazim, boule d’énergie de 12 ans et demi, son demi-frère Mohamed-Elias, et sa maman. La sortie a été organisée par Aissatou, 24 ans, aujourd’hui accompagnée de Lisa, 19 ans. Toutes deux sont étudiantes, et en service civique à l’AFEV depuis la rentrée 2019. Aujourd’hui, les deux jeunes filles ont de quoi faire : les trois enfants sont « à fond », de vraies machines à questions. Lisa et Aissatou essaient de trouver des réponses à leurs interrogations sur la date de construction du château, la profondeur du puits intérieur, l’épaisseur des murs, les occupations quotidiennes de ses augustes habitants… Arrivé devant la lourde porte en bois de l’ancien bureau de Charles V, Nazim lance : « Toc-toc ? Y’a quelqu’un ? Emmanuel Macron, t’es là ? » Toute la troupe rit de bon cœur. Plus tard sa maman commente : « On pourrait croire que les enfants ne retiennent rien d’une sortie comme ça parce qu’ils sont un peu agités, mais c’est le contraire, ils apprennent plein de choses ! Et nous, les parents, aussi. Avant, nous habitions près de ce château, mais je n’avais jamais pris le temps d’y emmener les enfants, et puis les sorties coûtent cher. »
Côté services civiques, le bilan de la sortie est tout aussi positif. « Au début, mes parents, médecin et pharmacienne, n’ont pas trop compris pourquoi je voulais faire un service civique à l’AFEV, explique Aissatou. Comme j’ai trois petits frères, ils me disaient que je pouvais m’occuper d’eux. Mais moi, j’aurais bien aimé, quand j’étais plus jeune, avoir un grand frère ou une grande sœur pour m’accompagner, faire des sorties, découvrir mon quartier… Aujourd’hui, c’est ce que je fais à l’AFEV. Moi qui étais timide, cela me donne beaucoup de confiance en moi. » Lisa, en licence de droit et fille d’enseignants, partage le même avis : « J’interviens dans un collège du Val-de-Marne auprès d’ados qui ne sont pas francophones et qui viennent d’arriver en France. Je seconde les profs pour l’aide aux devoirs, c’est important pour ces jeunes, je crois, de discuter avec une étudiante, mais c’est aussi très enrichissant pour moi ! » Le mentorat, un dispositif « gagnant-gagnant » ? « Ça n’est pas la solution à tous les problèmes, reconnaît Christophe Paris. Mais on constate que cela apporte autant aux jeunes accompagnés qu’aux jeunes qui accompagnent. »
Une grande cause nationale ?
Mais si ces différents programmes ont prouvé leur utilité, faire tourner l’AFEV reste une sacrée affaire, car l’association dépend des financements publics à 90 %. « On a bien failli disparaître sous Sarkozy, qui avait supprimé 25 % de notre budget, se souvient Christophe Paris. Aujourd’hui nous restons dépendants de la politique de la ville et de son financement, mais nous n’avons plus de problème de visibilité ou de légitimité. » Preuve de son efficacité, l’association a été sollicitée en 2017 par le ministère de l’Éducation nationale pour l’aider à mettre en place le dispositif « Devoirs faits » dans les collèges. « Nous y participons, mais sans y perdre ce que nous sommes, glisse le directeur de l’AFEV. Nos services civiques en résidence dans des collèges participent au suivi des devoirs, mais la moitié de leur temps de présence dans l’établissement est consacrée à d’autres projets, comme la prévention du harcèlement, l’organisation de forums des métiers… Il faut bien comprendre que nous ne sommes pas un mouvement pédagogique ; nous sommes officiellement une « association éducative complémentaire de l’enseignement public ». C’est pourquoi, par exemple, nous souhaitons amener les jeunes à travailler davantage en coopération les uns avec les autres. » À côté du financement, l’autre enjeu de taille pour l’AFEV est le renouvellement de ses troupes : chaque année elle doit remplacer 80 % de son effectif de bénévoles et volontaires, puisque l’engagement à l’AFEV des jeunes adultes qui la font vivre n’est qu’une étape dans leur parcours personnel.
Et demain ? Dans une tribune publiée en octobre dernier dans le Journal du dimanche, une dizaine d’associations impliquées dans l’accompagnement individuel des jeunes proposaient de faire du mentorat une « grande cause nationale », rappelant l’impact sur les personnes accompagnées, mais aussi sur ceux qui les accompagnent. « Dans une France fragmentée, empreinte de défiance et d’inégalités, le mentorat et la rencontre qu’il permet entre deux personnes retissent du lien, de la solidarité, de l’entraide, en bref, construisent du commun », écrivaient ces associations. Mais, pour que le mentorat puisse se développer davantage, de l’école à l’entreprise, des grandes villes aux plus petites, il faut qu’il soit mieux intégré par les politiques publiques, à l’échelle nationale comme à l’échelle locale. Une piste à creuser pour les maires nouvellement élus.
Sandrine Chesnel
En un an à l’AFEV
1,3 million d’heures d’accompagnement
7 500 jeunes accompagnés
6 500 étudiants bénévoles
1 000 jeunes en service civique
800 « kapseurs » (colocataires solidaires)
260 collectivités, 900 établissements scolaires et
79 établissements d’enseignement supérieur partenaires
350 quartiers populaires couverts dans 85 villes
230 salariés
Budget global : 14 millions d’euros
L’AFEV est une association loi 1901 reconnue d’utilité publique, les dons des particuliers leur ouvrent donc droit à une réduction d’impôts. Plus d’informations sur afev.org
Les « kaps », des colocations solidaires
Nées en 2010, les kaps ou « kolocations à projets solidaires », sont l’un des trois principaux programmes de l’AFEV, avec le mentorat et les volontaires en résidence. Il s’agit de proposer à des étudiants de venir vivre dans des quartiers populaires, en colocation, dans des logements à loyer très modéré, et d’y développer des actions solidaires avec et pour les habitants du quartier, à raison de quelques heures par semaine. Ces actions peuvent s’adresser aux enfants comme aux personnes âgées, avec toujours cette idée de favoriser les échanges et la mixité sociale. Ainsi, à Paris, dans le quartier de La Chapelle, plusieurs projets ont été développés ces cinq dernières années : échange de services entre voisins, réalisation d’un jardin partagé, petits travaux réalisés chez des habitants… En 2018, le loyer moyen payé par les kapseurs était de 216 euros, avant APL.
Plus d’informations sur afev.org/nos-actions/koloc-a-projets-solidaires
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