Évangile de Jean 9, 1-5 et 39-41
En ce temps-là, en sortant du Temple, Jésus vit sur son passage un homme aveugle de naissance. Ses disciples l’interrogèrent : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Jésus répondit : « Ni lui, ni ses parents n’ont péché. Mais c’était pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. Il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé, tant qu’il fait jour ; la nuit vient où personne ne pourra plus y travailler. Aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » […] Jésus dit alors : « Je suis venu en ce monde pour rendre un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles. » Parmi les pharisiens, ceux qui étaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent : « Serions-nous aveugles, nous aussi ? » Jésus leur répondit : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons !”, votre péché demeure. »
Un point de vue invalide
C’est une personne que voit Jésus en sortant du Temple, alors que les disciples, égarés par leurs préjugés, ne voient qu’un problème théologique : « Qui a péché, l’aveugle ou ses parents ? » Leur questionnement révèle leur façon de voir les choses. Ils vivent dans une culture où le saint et le sain se confondent, le prêtre qui a « une infirmité ne doit pas profaner [les] lieux saints » (Lv 21, 23). Un monde où le souillé devient sacrilège (Lv 10, 1-2 et 1 Ch 13, 7-11). Dans un tel univers, la maladie dit le mal : si quelqu’un a mal, c’est qu’il a fait le mal. C’est la thématique du livre de Job, où celui-ci est accusé par ses amis d’avoir forcément péché, pour que de tels malheurs s’abattent sur lui (Jb 4, 8). C’est bien dans cette optique que s’inscrivent les pharisiens quand ils répondent à la personne qui a recouvert la vue : « Tu es tout entier dans le péché depuis ta naissance, et tu nous fais la leçon ? » (verset 34). Le « Qui a péché, lui ou ses parents ? » se fait l’écho de cet adage dénoncé dans le premier testament : « Les pères ont mangé du raisin vert, et les dents des fils en sont irritées. » (Jr 31, 29.)
De nos jours encore, ce vieux réflexe resurgit régulièrement quand le malheur nous frappe et que spontanément nous protestons d’un « Pourquoi moi ? » accusateur. Quelqu’un doit répondre du malheur qui nous frappe. Tout comme Job, nous avons des proches qui ne peuvent s’empêcher de s’interroger : « Qu’est-ce qu’il a bien pu faire au Bon Dieu pour qu’un tel malheur lui tombe dessus ? »
Jésus s’inscrit en faux contre ce biais. Par les miracles, il va désacraliser la maladie et séculariser le rapport aux handicaps. Il n’est plus question de péché, de mal commis, mais il s’agit de rendre manifestes les œuvres de Dieu face au mal subi. Dieu est à l’œuvre, il restaure son ouvrage, qui a été mis à mal. Derrière l’aveugle, le muet, le sourd…, Jésus voit la personne, femme ou homme, créée en image de Dieu, reflet de sa gloire. Le Christ est « image du Dieu invisible » (Col 1, 15) incarnée : le Verbe s’est fait chair souffrant et pâtissant. Après la résurrection, il garde les cicatrices de cette commune humanité (Jn 20, 19-27).
En 2011, Julia Kristeva cosignait un livre sur le handicap intitulé Leur regard perce nos ombres. Elle voulait inverser notre regard. Nos zones d’ombre forment un point aveugle qui nous empêche de voir l’autre comme une personne à part entière malgré ses manques. Le point de vue de la personne aveugle de naissance va transpercer les ombres des pharisiens quand il leur dira de Jésus : « Si lui n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. » (Jn 9, 33.) Le regard que nous posons sur la personne handicapée est le reflet de l’image que nous nous faisons de l’autre ! Comme lorsqu’Adam et Ève se découvrent nus, c’est le regard de l’autre qui fait naître en nous la honte. Une honte qui va dégrader l’image qu’on a de soi au point de se cacher des autres. Jésus, lui, nous voit tels que nous sommes, sans ombre au tableau.
Philippe de Pol