Que la rémunération des grands patrons du CAC40 soit scandaleusement disproportionnée, tout le monde en convient, sauf, bien entendu, les membres des conseils d’administration qui votent ces sommes ahurissantes sans le moindre égard pour la réalité économique. L’argent, c’est deux choses indissociablement liées : des biens, des symboles. Sans le symbole, pas de bien ; sans bien, pas de symbole. Le symbole, c’est la confiance que l’on porte à cette unité de compte qui s’appelle l’euro, le dollar… Le bien, c’est ce que la possession d’une ou plusieurs unités de compte permet d’acquérir, de consommer, de s’approprier…
Mais il est un bien supérieur à ces biens personnels sans lequel le symbole tombe, c’est le bien commun. Sans ce dernier, aucun autre bien ne pourrait exister très longtemps. Un des biens communs indispensables à la confiance dans la monnaie, c’est un État juste. Un État qui garantit une juste distribution de tous ces biens individuels qui, réunis, font la vie en société. Or, comment garder confiance lorsqu’un patron considère qu’il vaut à lui tout seul cinq cents de ses employés ?
Il est un domaine, en revanche, où l’on considère comme normal des sommes totalement délirantes : le sport en général et le foot en particulier. Les patrons ne sont pas grand-chose par rapport à Kylian Mbappé, qui va toucher à lui tout seul environ autant, voire plus, que les quarante patrons du CAC 40 réunis. Certes, cela ne représente qu’un centime par Français et par jour, mais l’énormité du contrat sape un peu plus la confiance que l’on peut avoir dans l’utilisation de l’argent, et donc dans ce qu’il devrait permettre de faire. Comment peut-on faire croire que les quelques heures de spectacle qu’offre Mbappé ont plus d’importance qu’Airbus, Bouygues, Carrefour, Danone, Engie, Legrand, Michelin, Orange, Renault, Saint-Gobain, Sanofi, en passant par L’Oréal ou Pernod Ricard et les vingt-sept autres sociétés du CAC 40 ? On peut à la rigueur se passer de foot, plus difficilement de médicaments, d’aliments, de systèmes de communication, de moyens de transport, etc.
Comment en est-on arrivé à une telle indécence ? L’obscénité d’une rémunération de quelque 210 millions d’euros annuels insulte l’ensemble des gens qui gagnent leur vie grâce à leur travail. Même si l’on taxait à 90 % ses montagnes d’euros, Mbappé gagnerait encore l’équivalent de quatre ou cinq patrons du CAC 40, qui tutoient eux-mêmes des sommets abjects en termes de captation des revenus de leur entreprise. En toute rigueur, il faudrait le taxer à 99 % ses revenus, et Mbappé gagnerait encore tous les ans plus de deux millions d’euros, ce dont beaucoup – moi en tout cas – se contenteraient ! Mais nous savons tous que de telles impositions sont politiquement impossibles. Pourquoi ? Parce que la dérive ultra-capitaliste initiée par Thatcher et Reagan gangrène toutes les relations économiques. Il nous faudra du temps pour inventer de nouveaux modèles, et pourtant il y a urgence.
Bertrand Rivière
Photo : Sandro Halank, Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons