La RFA a longtemps fait exception en Europe. L’expérience nazie, le lourd bilan de la guerre perdue lui ont fait préférer la reconstruction d’un système politique et institutionnel basé sur la stabilité, le compromis et le consensus. Cependant, les choses changent aussi outre-Rhin. Les temps semblent révolus où les enfants de la classe ouvrière votaient pour les partis de gauche et les catholiques pour les partis chrétiens-démocrates, où l’on s’organisait dans des associations – la chorale, la fanfare ou le sport – qui socialisaient les jeunes en leur transmettant les valeurs politiques de son propre camp et, certes moins clairement qu’en France ou en Italie, le système des partis vacille.
La « grande coalition » en est l’expression électorale. La conséquence de cette alliance contre nature, formée par les deux « grands partis » qui alternaient jadis au pouvoir, est le manque de visibilité d’une opposition crédible : si cette coalition a porté Angela Merkel pendant douze de ses seize années au pouvoir, elle a également vu le retour d’un terrorisme de droite que les Allemands ne connaissaient plus. Le premier attentat mortel perpétré par l’extrême droite contre un acteur politique depuis l’existence de la République fédérale, le meurtre de Walter Lübcke en 2019, puis l’attentat antisémite de Halle la même année – deux morts – et l’agression de Hanau en 2020 – neuf morts – ont clairement démontré l’existence d’un nouveau terrorisme d’extrême droite. C’est dans cette situation qu’a eu lieu l’ascension de l’AfD.
Issue en 2013 d’un mouvement de contestation porté par quelques professeurs en macroéconomie contre la politique de sauvetage de l’euro, l’AfD est aujourd’hui tiraillée entre ces représentants de la droite libérale et national-conservatrice et les militants d’un néofascisme débridé jusqu’ici inconnu en Allemagne. La prétendue « crise des réfugiés » de 2015 a facilité la mainmise de ces derniers sur l’AfD, imposant un agenda bâti autour d’un nationalisme intégral et ethnique, pour ne pas dire raciste. Cette frange extrême et dure du parti est surtout populaire en ex-Allemagne de l’Est, même si parmi ses représentants se trouvent des cadres venus de l’Ouest. Visiblement, le laborieux et lent « travail de mémoire » entrepris à l’Ouest, relié au processus d’intégration européenne depuis ses débuts, a plus profondément changé la société que le positionnement de l’Allemagne communiste comme puissance « antifasciste » depuis ses origines. C’est surtout à l’Est que l’AfD a su profiter de cette « discordance des temps » et d’un discours politique en manque de repères. Libres de toute responsabilité gouvernementale, les cadres de l’extrême droite ont cherché à pousser au bout leur avantage comparatif face aux partis « établis ».
Le parti reste aujourd’hui si profondément marqué par ses tensions qu’une scission n’est plus exclue. Il manque en tout cas de têtes d’affiche capables d’attirer les électeurs au-delà du noyau dur et protestataire. Ces problèmes internes tombent à un moment où la politique allemande est plus que jamais marquée par un phénomène de « personnalisation », lié au délitement des forces politiques structurantes. Non seulement les deux grands partis, CDU et SPD, présentent leur « tête de liste » comme « candidat à la chancellerie », mais, avec les Verts et leur candidate Annalena Baerbock, un troisième parti parie sur la personnalisation. L’AfD, empêtrée dans ses querelles internes, est incapable de proposer un leader politique qui agisse en chef (« Führer »), dimension pourtant importante pour son électorat.
Le parti subit un deuxième effet de la campagne : la peur d’une partie de l’électorat de droite à l’idée d’un « front populaire » qui unirait les sociaux-démocrates d’Olaf Scholz et les Verts de Baerbock aux ex-communistes de Die Linke lui coûte cher dans les sondages. En agitant le spectre d’une coalition de gauche, les chrétiens-démocrates, malmenés dans les sondages et en manque d’idées, espèrent récupérer une partie des électeurs conservateurs qui les avaient fuis. Le manque de visibilité des candidats de l’extrême droite et un vote tactique d’une partie de l’électorat conservateur pourraient in fine coûter cher à l’AfD.
Reste cependant le lent travail de sape mené méthodiquement depuis bientôt dix ans par ses cadres. Les thèses revanchardes, ethnocentriques, anti-immigrés et souvent antisémites qu’il réussit à faire prospérer à l’est de l’Allemagne peuvent aussi trouver leurs adeptes à l’ouest du pays.
Stefan Seidendorf