Michel Picard, 44 ans, journaliste, Tunis
C’était un matin comme tant d’autres à Nicosie, capitale de Chypre. Je déposais mes deux filles à l’école. Une fois garé, Héloïse, ma petite de 3 ans et demi, m’a demandé si elle pouvait rejoindre sa copine, que j’avais aperçue sur le trottoir. J’ai acquiescé puis réalisé, trop tard, qu’elle parlait d’une autre camarade, qui se trouvait du côté opposé de la rue. En traversant, Héloïse s’est fait violemment percuter par une voiture. J’ai vu son corps se tordre, sa tête heurter le bitume. J’ai couru vers elle, cherchant désespérément, et vainement, son pouls. De longues minutes se sont écoulées avant que l’ambulance n’arrive. Héloïse avait les yeux ouverts mais ne bougeait plus. J’étais là, agenouillé à ses côtés, anéanti. Une maman d’élève, médecin, s’est penchée sur ma fille et lui a pressé le poignet alors que je disais qu’elle n’avait plus de pouls et qu’elle ne respirait plus. « Son cœur bat encore », a-t-elle affirmé. L’ambulance est enfin arrivée. Dans le véhicule, ma fille a fini par se réveiller. Quand son corps blessé est revenu à la vie, une joie indicible m’a envahi, que les mots peuvent difficilement retranscrire. Dix ans plus tard, cette joie m’émeut encore, et me rappelle nos fragilités.
Maxime de Rostolan, 40 ans, entrepreneur, Montlouis-sur-Loire
Je ne prends plus l’avion, je ne mange plus de viande et je vis cela dans une joie incroyable ! Il y a une forme d’apaisement à être en accord avec ses valeurs. Cette pratique quotidienne de l’écologie permet de retrouver des plaisirs simples à côté de chez soi et de découvrir des choses gratuites, à côté desquelles on passe dans une société de consommation comme la nôtre. Emma Goldman, une activiste russe des années 1920, aurait dit « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution ! » C’est pareil avec l’écologie, il faut que ce soit joyeux !
Maryvonne Bothorel, 67 ans, retraitée, Nantes
J’habitais alors à la campagne avec mes cinq enfants. Je m’apprêtais à partir au travail, un peu pressée par le temps, quand ma fille de 2 ans et demi, porteuse de trisomie, m’a demandé de regarder avec elle les « étoiles d’araignées ». Pour lui faire plaisir, je les ai admirées à ses côtés, encore toutes brillantes de la rosée du matin, comme les yeux de ma fille. La scène s’est répétée plusieurs jours de suite, et je m’en souviens comme si c’était hier ! Cette joie simple, ce cadeau de la nature au lever du jour, a profondément changé ma vie et mon rapport au temps. Depuis, je cours moins et je regarde et admire davantage.
Christine Pedotti, 61 ans, auteure, Paris
C’était un matin sinistre, froid, gris et triste, à l’image de mes sentiments. Je sortais de l’hôpital où j’avais passé la nuit auprès de ma mère, qui vivait ses dernières heures. Et, tout à coup, au pignon d’un immeuble, en lettres immenses, se détachait ce poème d’Arthur Rimbaud, Aube. Rien d’étrange à cela puisque nous étions à Charleville, sa ville natale. Et ces mots que je connaissais par cœur ont été un baume de joie. Fini la grisaille, les angoisses et le deuil. Il y avait là la promesse que la chaleur, le soleil et le bonheur reviendraient.
Aube
J’ai embrassé l’aube d’été. / Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. / La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. / Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse. / Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et, courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. / En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. / Au réveil, il était midi.
Arthur Rimbaud, Illuminations (1886)
Mathilde Hamet, 33 ans, réalisatrice, Paris
C’était le vingt-sixième jour de mes vacances romaines. Je me baladais dans les ruelles de la ville. Tout à coup, je suis tombée sur le numéro 653. Ni un numéro de rue, ni une affiche de spectacle, ni un numéro de téléphone, mais un scooter électrique ! Sur un coup de tête, je l’ai enfourché et j’ai dévalé les quelques mètres qui me séparaient de la Via dei Fiori Imperiali. Impérial, c’est le mot juste. Le vent dans les cheveux, j’ai roulé ; j’ai croisé le monument à Victor-Emmanuel II, rejoint le Castel Sant’Angelo puis la basilique Saint-Pierre, longé la petite cité du Vatican, rattrapé la grande artère qui longe le Tibre, traversé le petit quartier Testaccio oublié des touristes. Vingt minutes et 17 kilomètres plus tard, j’ai finalement abandonné mon compagnon du soir. Il était presque minuit. Ce fut l’une des plus belles nuits de ma vie ; un moment de pure joie, bref et intense.
Elsa Barrière, 21 ans, saisonnière dans un hôtel club, Lannemezan
C’était l’été 2009, j’avais 10 ans, avec mes parents, mon frère et ma soeur, nous avons fait la Grande Traversée des Pyrénées, de Banyuls à Hendaye. Symboliquement, nous avions rempli un flacon d’eau de la Méditerranée, avec pour objectif de la verser dans l’océan Atlantique à notre arrivée. La première semaine a été difficile. Nous nous adaptions progressivement, mais les conditions étaient parfois rudes. Je me souviens d’une nuit sous la tente, sur une crête, avec le vent qui soufflait à 190 km/h. Le soir du 17 août, nous avons planté notre tente en haut d’un col alors que le brouillard nous empêchait de voir le paysage ; nous marchions depuis cinquante-huit jours, en pleine nature, déconnectés de la vie ordinaire. Le lendemain au réveil, nous avons découvert sous nos pieds l’Atlantique. Nous avions atteint notre but ! À Hendaye, nous avons déposé nos sacs dans un camping, puis nous sommes allés à la plage et nous avons chacun vidé un peu du flacon dans l’Atlantique. Nous étions très émus. Nous nous sommes jetés dans les bras les uns des autres. Nous débordions de joie ! C’était un moment d’une rare intensité. Aujourd’hui encore, les mots de ma mère résonnent dans ma tête : « On l’a fait ! »
Florian Beaufils, 31 ans, directeur d’aéroport, Valenciennes
En tant que directeur de l’aéroport de Valenciennes, j’organise en ce moment des vols sanitaires liés à la pandémie de Covid-19. Le fait de pouvoir participer à la vie de la cité, d’être solidaire dans ce moment de crise et de soutenir le personnel soignant m’apporte une grande joie.
Julie Innato, 36 ans, auteure, Tours
C’était en septembre au Canada. Avec trois autres jeunes voyageurs que je venais de rencontrer dans une auberge de jeunesse, nous avons décidé de louer une voiture pour découvrir le Québec. Nous avons pris la route en espérant voir les baleines à l’aube dans le fleuve Saint-Laurent. Nous avons roulé longuement et la nuit est tombée. Sans endroit où dormir, avec peu d’argent en poche, nous avons décidé de passer la nuit dans la voiture. La nuit était sans lune, on a donc roulé à l’aveuglette et on s’est arrêté derrière des arbres. Entre le froid et le manque de confort, je n’ai presque pas fermé l’oeil, mais à l’aube, quelle récompense ! Nous nous étions garés en haut d’une falaise, tout au bord du Saint-Laurent. Enroulée dans une couverture, assise au bord du coffre ouvert, avec le fleuve immense en contrebas, j’ai assisté au plus beau lever de soleil de ma vie. J’ai vu le ciel changer de couleurs mille fois sur de longues grappes de nuages. Je n’ai pas vu les baleines, mais quel spectacle ! Il me suffit d’y penser pour retrouver ce sentiment intense de joie et de paix profonde.
Propos recueillis par Morgane Pellennec.