« Chez nous, on ne croit pas en Dieu », prévient Amélie, qui ne s’est toujours pas remise de l’enterrement de son grand-père, pourtant survenu il y a longtemps. « Il y a eu la levée du corps qu’on s’apprêtait à enterrer… Le matin même, je vois encore ma mère et mon oncle se dire qu’il fallait quand même faire quelque chose. Ils ont apporté le Petit Livre rouge de Mao, qu’ils ont mis dans la fosse. J’en ai un souvenir sinistre. Il n’y a pas eu une croix, une fleur, une parole… Rien du tout. » C’était du côté de Chartres, dans la région agricole de la Beauce. « Le truc à se flinguer », tranche Amélie avec son franc-parler. Pas de quoi décourager la famille, qui a continué sur cette lancée. « Ma grand-mère a été incinérée en catimini, elle ne voulait pas de rituel, ses cendres ont été dispersées », évoque cette documentariste. « Mais, peu après, on s’est réunis avec une rose, que nous sommes allés jeter dans la Loire, et ensuite on a déjeuné ensemble. Un peu comme si la morte était parmi nous, on n’a parlé que d’elle », glisse-t-elle. La rose et le repas, c’était déjà mieux que rien.
Et puis ce fut le tour de son père de passer au crématorium, en petit comité : « Comme il était comédien, on avait mis un CD de lui où il récitait un texte. Après, on a été jeter ses cendres dans le ru du village – c’était dans l’Yonne – et des bonbons avec car il adorait ça. Quand on s’est rendu compte que le réglisse ne coulait pas, c’était assez drôle. Après, on avait préparé un grand chili con carne qu’on a mangé tous ensemble. Et, par la suite, on a organisé une exposition car il était aussi peintre », poursuit Amélie. Au fur et à mesure, cette famille athée a bien dû se résoudre à inventer des rituels laïques pour éviter de rejouer le scénario sordide de l’enterrement du grand-père expédié en quelques minutes chrono. Mais ça ne va pas forcément de soi dans un pays où la religion continue de structurer le paysage funéraire. Dans la région Centre, les cérémonies catholiques représentent encore 60 % de l’ensemble, contre 40 % de cérémonies civiles et d’autres cultes – lesquelles comptent pour une part infime. « Chaque année, la religion recule de 1 % », indique Gautier Caton, porte-parole de la Confédération des professionnels du funéraire et de la marbrerie, lui-même gérant d’une société de pompes funèbres à Orléans. Dit comme ça, ce chiffre indique une évolution lente. Il n’empêche qu’à ce rythme-là on aura autant d’enterrements civils que d’enterrements religieux dans dix ans. Chaque année, au moment de la galette des rois, Gautier Caton organise une réunion avec les équipes paroissiales des différents secteurs pour les impliquer dans la redéfinition du positionnement des services funéraires face au deuil. « Pour eux, 100 % des gens qu’ils voient sont catholiques, ils ne se rendent pas compte que la situation a changé. On leur explique les nouvelles attentes des familles, pour qu’ils n’aient pas l’impression qu’on vienne interférer avec leur célébration », souligne-t-il.
Musique et lâchers de ballons
A minima, il n’est pas rare que des proches du défunt demandent aux pompes funèbres de diffuser de la musique sur le parvis de l’église. Mais, en l’absence de cérémonie religieuse, leurs prérogatives vont bien au-delà. Certaines entreprises de pompes funèbres se cantonnent encore au strict minimum : elles vendent un cercueil ou une urne, organisent le transport et procèdent à l’inhumation. « Dans notre région, nous sommes plutôt dans une logique événementielle : un point est prévu entre les familles et le maître de cérémonie, qui a développé des rituels d’accueil, haies d’honneur et applaudissements, ainsi que des gestes d’adieu, comme le lâcher de ballons, de papillons, de colombes », affirme Gautier Caton. Le personnel est suréquipé pour pallier l’absence de matériel dans les cimetières, à la différence des églises qui ont tout sous la main : « Pour les playlists, nous avons tous un smartphone équipé de Deezer qui marche en mode avion pour éviter les SMS ou même les pubs en pleine cérémonie ! Une sonorisation individuelle à 1 500 euros qu’on change tous les 18 mois, un véhicule doté d’une prise de 120 volts pour recharger la batterie et capable d’accueillir des chaises, des tables, des barnums », détaille Gautier Caton. Sous leur conduite, les enterrements durent entre 30 minutes et une heure.
Hier encore, rien n’était prévu pour compenser l’absence de rituels religieux. « Ma grand-mère était farouchement laïque », commence Christine. « Quand elle est décédée il y a une vingtaine d’années, on a fait venir le corbillard, on a marché jusqu’au cimetière derrière, on l’a mise dans le caveau et, au dernier moment, une tante m’a demandé de dire un poème, sinon c’était fini. Je l’ai lu comme je pouvais et puis voilà… ça a été terrible. Mes parents n’ont pas mesuré que, sans église, il n’y aurait pas de lieu, pas de cérémonie », souffle-t-elle. Souvent, les familles de défunts qui souhaitent un hommage laïque n’ont aucun endroit où l’organiser. Si le crématorium du Père-Lachaise possède plusieurs espaces pouvant accueillir du public, c’est encore loin d’être le cas partout. Il aura par exemple fallu attendre 2012 pour qu’une ville comme Nantes mette à la disposition de ses administrés plusieurs salles polyvalentes à proximité des cimetières communaux. La même année, suite à une question écrite d’une sénatrice à ce sujet, le ministère de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique avait reconnu que « les familles confrontées à un deuil sollicitent de plus en plus fréquemment les mairies pour l’organisation de cérémonies civiles permettant d’assurer un moment de recueillement auprès du défunt, même en l’absence de cérémonie religieuse ». Mais il ajoutait que l’attribution de cette salle relevait de la « seule appréciation de la commune ». Quand elle a perdu sa mère, Christine et son père ont sollicité la mairie du village, non loin de Sète, pour obtenir une salle des associations. Elle aurait pu s’en remettre pour la cérémonie au service des pompes funèbres, mais elle ne voulait pas qu’on lui « vole » ce moment d’hommage. « Je ne supportais pas qu’ils me proposent de mettre des musiques pour combler le silence alors que justement je voulais du silence ! Mais, au moment du serrement de main, le gars a quand même envoyé une chanson débile, gnangnan. Je lui ai sauté dessus, c’était insupportable, je voulais que ce moment ressemble à ma mère », se souvient-elle. Arrivée du cercueil, disposition des chaises, accueil des invités… Ils ont décidé de tout. « C’était une mise en scène, un peu comme du théâtre. On a parlé d’elle. Je n’ai pas pleuré du tout pendant la cérémonie. C’est comme ça que je voulais le vivre, cette mise à distance m’a permis de poser les choses », ajoute-t-elle.
Le sur-mesure à la rescousse
Prévoir des cérémonies originales et sur mesure : c’est la promesse de L’Autre Rive, société installée rue du Faubourg-Saint-Jacques, dans le 14e arrondissement de Paris. Sa devanture bleue décorée d’une maquette de bateau à voile tranche avec le décorum habituel. « On est tellement désemparés car on ne parle jamais de la mort dans nos sociétés, on n’a pas forcément la disponibilité pour inventer des choses qui vont nous aider, donc on se confie aux maisons de pompes funèbres et parfois ça grippe. Un maître de cérémonie qui débite des poncifs, ça peut empêcher de faire son deuil car, du coup, le moment n’est pas beau, pas habité », insiste Raphaël Confino. En 2001, il a créé cette société pour permettre aux proches de s’impliquer. Il y a vingt ans, ceux qui souhaitaient une cérémonie non religieuse ne savaient pas vers qui se tourner. « C’était le désert ! » affirme-t-il. Cette entreprise se spécialise donc dans l’accompagnement personnalisé des obsèques. « En région parisienne, le maître de cérémonie a le nom du défunt, les horaires, et c’est tout. Il faut au contraire prendre le temps de savoir qui était la personne décédée et autoriser la famille à laisser émerger ses propres suggestions », explique-t-il. Inventer des rituels laïques ? « Un rituel ne se décrète pas, il a été poli par la répétition et les années, il est connu à l’avance. Ce qui n’empêche pas d’expérimenter des pratiques différentes qui soient signifiantes pour les personnes présentes », suggère-t-il. Les proches peuvent par exemple utiliser les draps du défunt pour le capiton ou disposer son oreiller sous sa tête, déposer des dessins à l’intérieur du cercueil, le visser, le porter et même le décorer. « La fille d’un défunt voulait peindre le cercueil avec les enfants pour que ce soit le plus beau cercueil du monde », évoque Raphaël Confino. On peut aussi imaginer des dispositifs poétiques qui facilitent l’adieu : « On a réalisé des lanternes dans lesquelles on mettait des petits messages et lorsque venait ce moment difficile où les fossoyeurs recouvrent le cercueil de terre, on lâchait les petites bougies dans le ciel. Grâce à cette image de douceur et d’espoir, chacun peut se raccrocher à ses propres croyances, ne pas être que dans le matériel », avance-t-il.
L’authenticité du fait maison
Les proches n’ont pas toujours besoin d’intermédiaires pour mobiliser cette énergie créatrice. « Lola avait un cancer depuis des années et nous étions dix ou quinze personnes à nous relayer auprès d’elle jour et nuit pour ne pas qu’elle aille trop à l’hôpital. Ça crée des liens ! » estime Yaël. Son amie était peintre de décors de cinéma et entourée d’une communauté d’artistes. « L’équipe déco a choisi le cercueil le plus cheap pour le repeindre à la façon des enterrements mexicains, ils ont dessiné des fleurs, des têtes de mort, c’était raccord avec son goût… Chaque personne a exprimé quelque chose qui créait une communauté d’esprit. À la fin, une de ses amies s’est levée et a commencé à taper dans ses mains en lançant “Lola, Lola” et toute la chapelle a scandé son nom en tapant dans les mains ! » Elle se souvient avec émotion de la journée passée à célébrer la personnalité de son amie disparue. « D’habitude, dans les cérémonies laïques, un quart d’heure plus tard on se retrouve sur le trottoir comme des cons tout seuls avec notre chagrin. » Quel formidable contre-exemple que cette expérience.
Marion Rousset