En 1966, nous sommes encore dans le souffle du Concile. Les religieuses abandonnent guimpes et cornettes quand l’adaptation au cinéma de La Religieuse, roman de Diderot mettant en scène les sévices subis par une femme cloîtrée malgré elle, fait débat dans les colonnes de TC. Madeleine Garrigou-Lagrange, sans soutenir explicitement l’interdiction aux moins de 18 ans prononcée le 22 mars 1966, dit comprendre que les religieuses françaises aient intercédé auprès du gouvernement. Et de conclure sur « un film austère, peu accessible au grand public et dont l’interdiction aux moins de 18 ans devrait décourager, de toute façon, les exploitants des salles populaires ». Le souci « des masses » cache à la journaliste les enjeux de la liberté d’expression et lui évitent de se confronter directement à l’œuvre. De fait, le jour même de la parution, le 31 mars, le film sera finalement censuré ; sa distribution ne reprendra que l’année suivante.
Changement de ton deux décennies plus tard, en 1988, avec La Dernière Tentation du Christ, film tiré de l’œuvre de Nikos Kazantzákis. Martin Scorsese y met en scène un Christ humain, empli de doutes, tenté par la violence et sur le point de succomber à l’amour physique – ce qui n’apparaît toutefois que de manière indirecte sous la forme d’une tentation du démon. Pour le critique cinéma de TC, si le film n’est « pas un chef-d’œuvre », il peut utilement « secouer le cocotier de la foi ». Avant même l’attentat qui fera plusieurs blessés graves dans un cinéma parisien, la rédaction est bien consciente que l’agitation est pilotée par l’extrême droite et l’intégrisme catholique, qui essaient d’imposer leur agenda. L’analyse qui est faite vaudrait encore aujourd’hui : « Dans un univers qui bouge, et devant l’absence de repères pour satisfaire leur soif d’identité, certains veulent préserver le carré de fidèles qui maintiendront […] la France et les valeurs catholiques. »
Au cours de l’année 2011, alors qu’on commence à débattre de la « théorie du genre » dans les manuels scolaires, plusieurs polémiques mêlent art et sacré. En quelques mois, la photo Piss Christ d’Andres Serrano est dégradée et les spectacles Sur le concept du visage du Fils de Dieu, de Romeo Castellucci, et Gólgota Picnic, de Rodrigo García, donnent lieu à des manifestations malgré l’appel au calme de l’épiscopat. Témoignage chrétien ouvre un dossier titrant « Le retour des iconoclastes ». À la question de Jésus « Pour vous, qui suis-je ? », selon le rédacteur en chef, Jérôme Anciberro, « les nouveaux iconoclastes sont bien sûr convaincus d’avoir trouvé la réponse. Le problème est que ces bons chrétiens entendent de toute évidence empêcher leurs contemporains de s’y essayer à leur tour ».
En définitive, TC se situe plutôt en faveur de la liberté d’expression, malgré parfois un intérêt limité à l’égard des œuvres culturelles en elles-mêmes. Rétrospectivement, toutefois, l’analyse est principalement sociale et politique et ne voit pas venir la dynamique qui conduira aux crimes effroyables de janvier 2015. Depuis lors, la violence symbolique de ce qui est ressenti comme un sacrilège génère des actes d’une violence bien réelle et meurtrière. Voilà ce qui nous reste à saisir et comprendre pour mieux le combattre.
Anthony Favier