À la galerie Chantal Crousel, l’artiste Rirkrit Tiravanija nous invite à déambuler dans un ensemble de tapis d’Aubusson et de pièces de marbre sur lesquels il reprend les fameuses cartes des États-Unis de Jasper Johns en y ajoutant des slogans. L’artiste explique qu’il voit ses œuvres comme des panneaux de signalisation routière qui viennent, presque de manière inconsciente, dialoguer avec notre culture, se frayer un chemin jusqu’à notre conscience. Dans ce parallèle, l’œuvre Once Upon a Time (Il était une fois…), formant par son tapis posé au sol et sa stèle de marbre l’image d’une tombe, devient « un sens interdit » ou une « interdiction de stationner ». La tombe des contes de fées est en effet une image insoutenable. Ces contes qui permettent aux enfants de vaincre leurs angoisses sont finalement ici l’image même de l’art comme source possible de questionnement et d’accompagnement des hommes et des femmes adultes dans leur travail permanent d’émancipation et de prise de contrôle du monde dans lequel ils tentent de vivre. Acter la mort des contes de fées serait acter la suprématie des doutes et donc notre propre impuissance.
Guillaume de Sardes met des mots sur les photographies qu’il a prises. Les murs de la galerie Odile Ouizeman sont couverts de ses petits tirages en noir et blanc, regroupés comme des histoires courtes, sous-titrés par des petits textes qui racontent ce qu’ils lui renvoient de ces moments où il a appuyé sur le déclencheur. « En photographie, la quête d’objectivité est vaine et sans intérêt. Dans toute image reste quelque chose de soi : une sensibilité, la marque de notre rapport au monde et aux autres. Un portrait, un fragment d’histoire comme un paragraphe tiré d’un roman. » Accepter que le monde soit notre monde, celui qui nous habitons comme nous le pouvons, et non un monde subi qui nous habite nous, souvent en nous terrifiant, voilà peut-être le chemin qu’il nous faut accepter de prendre pour ne pas être confronté à l’impasse du doute.
Luc Delahaye, lui, se sert de la photographie pour reconstruire une situation vécue, utilisant des modèles, multipliant les poses pour que de la répétition des gestes naisse une existence. À la galerie Nathalie Obadia sont regroupés des tableaux photographiques et des séries en noir et blanc réalisés dans un village du nord du Sénégal. Madame Sarr, l’herbe pour les chèvres en fait partie. Madame Sarr est dans ces neuf photographies plus sûrement que dans chacune d’entre elles. Neuf images pour l’évocation d’une réalité, aucune ne pouvant renfermer à elle seule l’instant remémoré ou l’être représenté. Belle métaphore de l’impossible appréhension objective de la vie et de cette quête mortifère d’une vérité figée qui nous pousse aux pires méprises sur les personnes et les situations. Pour ne pas dire aux pires folies.
La nouvelle série qu’Alin Bozbiciu expose à la galerie de Suzanne Tarasieve, « Performing Doubt », illustre sa vision du monde : « La vie est un théâtre et nous en sommes tous les acteurs… » Daily Backstage s’inspire du Radeau de La Méduse de Géricault, image ô combien contemporaine, qui, au-delà d’un simple renvoi au drame des réfugiés, illustre l’état d’esprit de nombreux de nos concitoyens, naviguant à vue, épuisés et sans espoir. Pour composer ses tableaux, Alin Bozbiciu part d’une figure centrale et dispose les autres éléments autour de celle-ci. « C’est cette figure principale qui me dit de quoi elle a besoin autour d’elle », explique-t-il. Il ne s’agit pas d’une illustration du nouvel adage contemporain « replacer l’humain au cœur de nos réflexions », mais, bien plus subtilement, de replacer les liens de dépendance, positifs comme négatifs, au cœur de notre vision du monde. Quels sont nos besoins ? Une question bien plus réelle et concrète que tous les discours pseudo-humanistes qui ne font qu’essayer de maintenir à flot des visions éculées.
À la galerie Alain Gutharc, les aquarelles et installations d’Edi Dubien, artiste transgenre autodidacte, utilisent la finesse et la douceur pour témoigner de la violence que la société engendre en imposant des représentations étroites et aliénantes. Son univers est peuplé d’animaux et de nature. C’est auprès d’eux qu’il a trouvé refuge, enfant, quand il désespérait d’un corps prisonnier des stéréotypes de genre. En mélangeant humains, animaux et nature, il construit des relations qui paraissent imaginaires ou fantastiques mais qui entrouvrent finalement la possibilité d’envisager un monde où les constructions de genre, de domination et de hiérarchisation supposés naturels laissent place à de nouvelles corporéités physiques et sociales. Ce daguet fardé et bijouté nous évoque bien plus un corps poétique qu’une quelconque transgression. Comme si ce détour fantastique autorisait finalement assez facilement le regard à évoluer. Le détour par les contes de fées pourrait n’avoir jamais été aussi nécessaire.
Comme l’écrit Tony Cragg, qui expose ses sculptures chez Thaddaeus Ropac, « l’art nous montre qui nous sommes et où nous nous situons. En fin de compte, tout l’art, aussi abstrait soit-il, tourne autour de la figure humaine et de la nature humaine et s’y rapporte ». Faites de mouvement, de sédimentation, d’instabilité, ses sculptures nous ressemblent, s’élevant à la verticale et venant habiter l’espace selon des mouvements qui peuvent nous paraître surprenants. On y lit nos faiblesses, nos renoncements, nos détours et nos accélérations. Mais si les vies humaines ressemblent à une sculpture de Tony Cragg, c’est que, finalement, la profondeur de nos doutes est certainement la plus belle des forces, celle qui met en mouvement et permet de s’élever en développant un corps relationnel, fragile mais vivant.