Le Covid-19 a plongé les avocats au fond du tunnel qu’ils arpentaient depuis près de six mois : « Nous n’avons pas cessé la grève, nous avons dû la stopper à cause du virus… Deux mois de confinement, ajoutés à cinq mois de grève avec de nouvelles réformes civile et pénale où il fallait réapprendre le droit, pour les 90 % d’indépendants que nous sommes, ça tue une profession », relate Jean-François Fouqué, avocat pénaliste à Nice. Pendant cette période, il n’a été sollicité que pour trois affaires : « Que de la violence conjugale. » Heureusement, certains rouages de la machine judiciaire fonctionnent toujours : les victimes confinées avec leur bourreau continuent d’être assistées le jour même, placées en sécurité grâce à l’aide d’associations. Après une semaine de confinement, les violences conjugales avaient déjà connu une augmentation d’environ 30 %. Police et gendarmerie ont été régulièrement sollicitées : « On a arrêté un homme coupable de viol à Tremblay. Après quarante-huit heures de garde à vue, il n’est pas passé devant le juge, ça a été direct la prison pour lui », explique Yves, membre de la BAC du 93. La police a été briefée, avec comme mot d’ordre général : « Fermez les yeux », confie un policier de la même brigade. « On nous a demandé de ne pas faire de descente en cités pour interpeller un trafic de stups, par exemple. On assure la protection de la population mais on n’ajoute pas d’huile sur le feu. »
Les bancs des tribunaux donnent peut-être l’impression d’une justice à deux vitesses : « Tout ce qui était essentiel en matière de justice, la France ne s’en est pas passée… Le pénal à caractère urgent a continué de fonctionner », explique une avocate parisienne. « L’assignation, qui est le démarrage d’un contentieux, était autorisée. Et la majorité des huissiers qui délivrent les injonctions ont continué à exercer. »
Au civil, les décisions de divorces sont, quant à elles, suspendues. Le tribunal de grande instance de Nanterre constate un nombre exponentiel de réclamations pour pension non versée. Pour les spécialistes du contentieux, c’est une catastrophe puisque les décisions sont prises par les tribunaux, majoritairement fermés. « Nous sommes une profession de délais et tous les délais ont sautés », poursuit l’avocate. Ses dates d’audience sont reportées à un mois après l’état d’urgence décrété. « Le problème des tribunaux fermés ne venait pas des magistrats : ils voulaient travailler, mais ce sont des greffiers qui ont exercé leur droit de retrait. »
Les voix de la légalité sont discordantes. Récemment, le procureur de la République de Nice s’est exprimé avec les avocats de son ressort. Dépité, il a avoué ne pas savoir où se trouvent un tiers de ses avocats, qui ne répondent plus au téléphone : « Ils craignent d’attraper le virus, et se cachent. » Ce manque de professionnels inquiète Jean-François Fouqué. Entre ceux empêchés de défendre et ceux qui ne souhaitent prendre aucun risque sanitaire, il y a pénurie de commis d’office : « Il n’y a plus d’avocats au titre du groupe pénal. Les commis d’office, qui représentent au moins 80 % des gardés à vue ne sont plus appelés par l’institution. Un droit que l’on n’utilise pas est un droit qui meurt… »
Pendant le confinement, la justice a marché par priorités. Les immenses portes du bâtiment de verre du Tribunal de Paris s’entrouvrent après huit semaines de black-out : entre 45 % et 55 % des audiences vont pouvoir reprendre, mais « avec des normes sanitaires drastiques », insiste son président, Stéphane Noël. À en croire les consignes envoyées aux salariés du tribunal judiciaire, le retour au travail semble être en effet privilégié : « Le trafic de stups a proliféré pendant deux mois, le tribunal nous a demandé d’être présents physiquement pour nous occuper des convocations », explique Pauline Bellet, psychologue clinicienne à la cellule injonction thérapeutique. Mesures de protection mises en place et effectifs rappelés, quid des vacances judiciaires ? À l’aube du déconfinement, alors que de plus en plus de voix venues de l’hémicycle s’élèvent pour parler du « travailler plus », les yeux sont rivés vers la justice. « Le problème des vacances n’est pas de notre ressort : c’est le tribunal qui maintient ses vacances, et nous, avocats, n’y pouvons rien… » se désespère l’avocate parisienne. Rémy Heitz, le procureur de Paris, demeure confiant au regard des mois passés et de ceux à venir : « On est très pragmatique dans la reprise : il y a eu une forte baisse de la délinquance du tout-venant. »
Mais, en matière de droit du travail, les retombées de la « vie d’après » commencent déjà à pleuvoir. Après qu’une ordonnance de référé du tribunal de Nanterre a demandé à Amazon de « limiter ses livraisons à l’essentiel », la société s’est empressée de faire appel – mais la cour d’appel de Versailles a confirmé la condamnation. « Amazon a mis en danger ses salariés. Mais la majorité des entreprises ont un besoin vital de reprise, elles se sont préparées et prennent le déconfinement très au sérieux. D’ailleurs, Muriel Pénicaud a très vite rappelé la responsabilité civile des patrons d’entreprise », souligne Béatrice Brugère, vice-procureure au tribunal judiciaire de Paris. Pourtant la crise actuelle risque de nous mener vers une judiciarisation de la société : « C’est plutôt le gouvernement qui craint la judiciarisation, reprend la magistrate. La majorité des plaintes déposées le sont contre l’État. Les syndicats ont porté plainte auprès de la Cour de justice de la République directement contre les ministres. » Olivier Véran, Agnès Buzyn et Nicole Belloubet sont cités.
Rose Bendavid
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