Au moment où on commence à sortir, très lentement, du confinement, il ne faudrait pas oublier les raisons qui ont conduit à cette décision inédite. Car il ne s’agissait pas d’arrêter l’épidémie, ce qui, en l’absence d’immunité collective, nécessitera médicaments et surtout vaccins, mais seulement de la ralentir pour éviter que le nombre de malades en détresse ne dépasse la capacité d’accueil en réanimation des hôpitaux. Une décision motivée donc par l’état du système de santé, et non par la lutte contre le virus.
La crise du Covid a de fait été aussi un puissant révélateur des faiblesses de notre système de santé, pour ne pas dire de l’échec des politiques de santé qui ont été conduites, pour certaines d’entre elles, et au-delà des alternances politiques, depuis plus de vingt-cinq ans.
D’abord, il y a cette ténébreuse affaire des masques, en stock insuffisant au début de la crise, alors qu’ils étaient dix fois plus nombreux il y a dix ans. À tel point que, pour dissimuler la pénurie, on a adapté les consignes aux moyens disponibles et non aux risques à couvrir. Comme d’habitude, en tout cas depuis l’affaire du sang contaminé, on va chercher non seulement des responsables, mais surtout des coupables. Au risque, avec les procédures pénales, de passer à côté de l’essentiel, à côté des causes de ce qui, après tant d’autres, va devenir un nouveau scandale sanitaire : celui d’un circuit de décision publique qui conduit à ce que le sociologue Christian Morel identifie sous le terme de « décisions absurdes* ». Michel Lucas, le chef de l’Igas de l’époque, avait, dans son rapport sur l’affaire du sang contaminé, parlé de « responsabilité collective », s’attirant les foudres de tous ceux qui y avaient vu un stratagème pour protéger ceux qu’ils considéraient comme les coupables.
Il y a aussi cette lancinante crise hospitalière à propos de laquelle on va à nouveau opposer une thèse simpliste à une autre : l’insuffisance du budget des hôpitaux face à la nécessité de maîtriser la dépense de santé. Car le problème est moins la diminution du nombre de lits des hôpitaux, conséquence quasi mécanique de la diminution de la durée moyenne de séjour – pour l’essentiel une bonne chose –, que le nombre insuffisant de lits de réanimation, qui fait que l’hôpital n’a pu jouer sa fonction d’assurance face à un risque inhabituel. À tel point qu’il a fallu, dans l’urgence, convertir des lits ordinaires en lits de réanimation. Sur ce sujet comme sur d’autres, la comparaison avec l’Allemagne est douloureuse, avec vingt mille lits de réanimation outre-Rhin, qui ont été multipliés par deux en quelques semaines, contre moins de six mille chez nous au début de la crise, pour une population qui est à peine de 20 % inférieure à celle de nos voisins. Sur beaucoup de sujets, l’efficacité de l’Allemagne, qui ne consacre pourtant pas plus d’argent que nous à sa santé, du moins en pourcentage de son PIB, laisse rêveur.
Il y a aussi le fossé qui, non seulement n’a pas été comblé, mais s’est accru, entre les différents segments de ce système. Les cas exceptionnels de coopération entre public et privé dans le domaine hospitalier, qu’on a monté en exemple, ne doivent pas cacher ce que la crise a révélé de la coupure profonde entre les hôpitaux et les Ehpad, dont le sous-équipement médical est patent. À tel point qu’il a fallu attendre près de trois semaines pour que l’on commence à dénombrer les quelque dix mille victimes du Covid dans ces établissements où ont lieu aujourd’hui un quart des décès en France – cent cinquante-trois mille morts en Ehpad chaque année. Quant à ceux qui sont restés malades chez eux, ou même qui y sont morts, et qui ont été pris en charge par la médecine ambulatoire, ils sont dans l’ombre des systèmes statistiques. Mais la sous-estimation tant du nombre de malades que du nombre de victimes n’est que la traduction du fait que nous n’avons pas encore pris ce fameux « virage ambulatoire » que les ministres de la Santé successifs ont appelé de leurs vœux.
Certes, des progrès ont été faits pendant cette crise, en particulier en matière de télémédecine ; mais les exemples sont légion de ce qu’elle a révélé de failles dans notre système de santé : de l’évaluation des médicaments à la mise au point de tests de dépistage à grande échelle, de la dégradation de nos systèmes de veille sanitaire à l’absence totale d’éducation à la santé. Puisque « rien ne sera comme avant », puisse le débat sur les politiques de santé sortir lui aussi du confinement.
Daniel Lenoir (http://www.daniel-lenoir.fr)
* Christian Morel, Les Décisions absurdes, tomes I, II et III, Gallimard.
0 commentaire