Que vous évoquent, en tant qu’historien, les discours proférés par Éric Zemmour ?
Ils m’évoquent ceux que tenaient les polémistes des années 1930, qui s’en prenaient aux étrangers d’Europe de l’Est, d’Italie et d’Espagne. Évidemment, le contexte a changé, mais le fond reste à peu près le même. À la différence cependant qu’aujourd’hui on n’est plus seulement face un discours de haine, mais face à un discours de rupture spectaculaire. En France on aime la polémique ; or, Zemmour est champion dans le domaine.
Que répondez-vous à ceux qui plaident pour qu’une place soit donnée à toutes les opinions ?
D’abord, il y a la loi, qu’il ne faut jamais oublier. Éric Zemmour a été condamné. Ensuite, c’est toujours l’extrême droite qui s’en prend à la « bien-pensance » des médias et qui se plaint d’être bâillonnée… alors qu’on l’entend partout ! Cette victimisation participe d’une stratégie qui a permis au Front national de monter dans les sondages. Les discours d’extrême droite, qui se propagent par la voix de représentants politiques et d’intellectuels, se sont banalisés. Ce qui passe aujourd’hui à la télévision aurait été inaudible il y a vingt ans. Autrefois, seuls des journaux d’opinion diffusaient leurs propos, tandis qu’aujourd’hui ce sont les médias mainstream qui s’en chargent. C’est qu’on n’admet plus qu’une parole soit interdite. Dans les années 1980, on ne pouvait pas tout dire : la rédaction de l’émission L’Heure de vérité avait même voté pour savoir s’il fallait inviter Jean-Marie Le Pen. Maintenant, les élus du Rassemblement national ont leur rond de serviette sur les plateaux télé, la question ne se pose même plus, ils font partie du paysage.
Au-delà de cette banalisation, est-ce lié à une évolution culturelle ?
Aux États-Unis, il existe une tradition de l’expression libre. En France, on ne peut pas tout dire. Mais, plus on avance dans le temps, plus la digue se fissure. Cette évolution traduit une forme d’américanisation, sur laquelle s’appuient ceux qui diffusent ces discours de haine lorsqu’ils se plaignent de ne plus rien pouvoir dire.
LCI a reconnu un « format inapproprié » quant à la diffusion en direct des propos islamophobes d’Éric Zemmour. Est-ce suffisant ?
Dans la logique de concurrence qui est celle des chaînes, on en vient à diffuser de l’image en direct, parfois filmée par d’autres personnes que des reporters télé, sans en avoir la maîtrise. Ce n’est pas complètement nouveau. En 1989, lorsque La Cinq parle de la révolution roumaine, la logique est la même. Pour monter dans les audiences, des journalistes ont montré des images venues de Roumanie sans connaître le canal de diffusion. Ils n’avaient pas procédé à la moindre vérification.
Ces débordements dans les médias sont-ils suffisamment encadrés ?
Certainement pas, mais les médias sont un peu coincés. D’un côté, laisser s’exprimer des gens comme Éric Zemmour, c’est alimenter des discours de haine. De l’autre, interdire et réprimer leur parole – outre la crainte de voir taxer ces interventions de liberticides – risque de donner encore plus d’écho à des propos racistes dont les auteurs pourront faire valoir que la liberté d’expression n’est pas respectée. Pour pondérer son rôle dans « l’affaire Zemmour », LCI a prétexté l’organisation d’un débat à l’issue du direct. Mais, même si tous les intervenants étaient d’accord pour dire que le discours entendu à l’antenne était inadmissible, ce n’est pas ce que le public a retenu. L’impact émotionnel de Zemmour est beaucoup plus puissant. Et, de fait, tous les médias ont repris cette séquence – certes pour la critiquer – de sorte que Zemmour apparaît comme une vedette.
Les téléspectateurs peuvent-ils barrer la route à de telles pratiques ?
En matière médiatique, le public a raison. C’est la règle numéro un. Le problème, c’est que Zemmour a un public ! C’est bien pour ça que CNews l’a recruté sur une émission quotidienne alors qu’il a été condamné à 3 000 euros d’amende pour provocation à la haine raciale. Les médias en profitent car ils sont pris dans une course à l’audience. Par ailleurs, le « tout info » c’est de l’info tout le temps, ce qui oblige sans cesse à nourrir la grille des programmes. Reste une question plus politique : certains médias ont donné à la Convention de la droite un écho disproportionné par rapport à ce que représente Marion Maréchal dans la vie politique française. On peut donc à bon droit questionner la responsabilité des journalistes qui mettent tout le monde au même niveau.
Propos recueillis par Marion Rousset.