La laïcité ne se confond pas avec la tolérance, elle est plus exigeante, mais elle commence par la tolérance, qui conduit à ne pas voir un ennemi dans celui qui ne croit pas comme nous
D’aucuns en tirent la conclusion que la laïcité est un concept juridiquement flou et de surcroît spécifiquement français. Rien n’est moins vrai : la laïcité est un concept juridique complexe et c’est son application à des situations concrètes qui est sujette à des appréciations, car elle doit tenir compte des principes mais aussi des circonstances ; elle pourrait aussi s’appliquer, à condition de tenir compte du contexte, à d’autres nations qui n’ont pas la même histoire que nous. En effet, la laïcité, ce n’est rien d’autre que la traduction juridique, dans le domaine des convictions religieuses, de la devise de la République, qui a aussi inspiré la Déclaration universelle des droits.
La laïcité, c’est d’abord la liberté ; la liberté de croire ou ne pas croire, mais aussi la liberté d’exprimer ses convictions dans l’espace public, dès lors que cette liberté ne vient pas remettre en cause celle des autres. De là l’application du deuxième principe : la laïcité c’est aussi l’égalité ; l’égalité de droit pour chacun, quelle que soit sa conviction – ce en quoi le statut des « musulmans » dans les départements français d’Algérie était fondamentalement contraire au principe de laïcité –, et donc l’égalité des religions elles-mêmes, aucune ne pouvant être supérieure à une autre – comme c’était le cas dans la France catholique de l’Ancien Régime. D’où son corollaire, avec lequel on la confond souvent : la neutralité religieuse, non pas de l’État uniquement, mais de la République, c’est-à-dire de toutes les institutions qui l’incarnent, y compris les collectivités territoriales et la Sécurité sociale. D’où l’interdiction absolue de manifester ses convictions faite à toute personne, quelle que soit sa responsabilité, qui travaille dans une de ces institutions.
La laïcité, enfin, c’est une des conditions de la fraternité : l’expérience des guerres de Religion nous a montré à quel point l’opposition des convictions religieuses pouvait conduire à des violences extrêmes. La laïcité ne se confond pas avec la tolérance, elle est plus exigeante, mais elle commence par la tolérance, qui conduit à ne pas voir un ennemi dans celui qui ne croit pas comme nous. Elle mène à regarder comme un frère ou une sœur en humanité celui qui croit au ciel, et ce quelle que soit la façon dont il croit, et celui qui n’y croit pas.
Exigeante, elle l’est d’abord, à rebours de la culture juridique anglo-saxonne, pour les religions – comme d’ailleurs pour l’athéisme –, pour qui elle constitue par là même une chance, en les obligeant à se dépasser.
Au-delà de la tolérance vis-à-vis des autres religions, la laïcité oblige en effet chacune d’entre elles à reconnaître la liberté religieuse, y compris pour ses membres, ce que, rappelons-le, l’Église catholique n’a fait qu’au moment de Vatican II – et encore, en partie seulement – et que ne reconnaît pas l’islam quand il interdit l’apostasie ou criminalise comme blasphème l’atteinte à la divinité, en laquelle on peut croire ou non.
La laïcité, c’est aussi considérer que, si les religions ont leur place dans l’espace public, l’espace propre à chaque religion n’est pas un espace clos sur lui-même, qu’elle organiserait en dehors des institutions démocratiques. C’est ce qui a amené les pouvoirs publics à qualifier certaines pratiques religieuses de dérives sectaires. C’est ce qui conduit aussi à lutter contre le communautarisme islamiste dans les quartiers où la pression sociale finit par imposer l’application de l’interprétation salafiste de la charia.
C’est aussi ce qui a conduit Témoignage chrétien à demander la création d’une commission d’enquête parlementaire pour soumettre les dérives pédophiles d’une partie du clergé catholique au regard de la représentation nationale, demande à laquelle on a faussement opposé le principe de séparation des Églises et de l’État, comme si celui-ci conduisait à ce qu’elles puissent, dans une société démocratique, s’organiser sur un modèle antidémocratique. C’est pour les mêmes raisons que les républicains étaient, en 1901, défavorables aux congrégations religieuses, non pour restreindre la liberté d’association, mais parce qu’elles imposent à leurs membres des vœux perpétuels. Ou que le compromis qui a conduit dans les années 1920 à la constitution d’associations diocésaines, présidées par principe par l’évêque du lieu, c’est-à-dire un homme, un clerc, nommé par le pape, n’est fondamentalement pas conforme au principe de laïcité.
Enfin et surtout, la laïcité exige des religions qu’elles se laissent interroger par l’évolution des connaissances humaines. Non seulement la laïcité interdit de mettre à l’index l’œuvre de Copernic, de brûler Giordano Bruno, ou de faire le procès de Galilée, mais elle inverse, si l’on peut dire, la charge de la preuve : c’est aux religions d’intégrer l’évolution des connaissances, et non l’inverse. Il est fondamentalement contraire à la laïcité d’enseigner le créationnisme au même titre que la théorie de l’évolution, comme le font certains États américains, alors qu’on ne compte plus les confirmations qui ont été données depuis plus d’un siècle et demi aux hypothèses fondamentales de Darwin. C’est aux théologiens qu’il appartient de dire, comme avait pu le faire en son temps avec génie Teilhard de Chardin, en quoi l’hypothèse d’une vie spirituelle, dont chacun peut, ou non, avoir l’intuition ou faire l’expérience, est compatible avec la description scientifique du monde matériel, et non aux scientifiques d’adapter leurs théories aux dogmes religieux.
De ce point de vue, la laïcité est aussi pour les religions une forme d’hygiène spirituelle ; une sorte de corde de rappel pour leur éviter de retomber dans ce qui constitue leur péché mignon depuis qu’elles existent : l’obscurantisme.
Daniel Lenoir (http://www.daniel-lenoir.fr)
Photo : Olevy [CC BY-SA 4.0], via Wikimedia Commons