Cofondateur de Médecins Sans Frontières, fondateur du Samu social, médecin-chef à Fleury-Mérogis, ancien militant communiste, ministre de Jacques Chirac… on n’en finit pas d’énumérer les facettes de cet homme qui a dédié sa vie à rendre plus supportable celle des autres.
C’est une brasserie comme il y en a tant à Paris. Boiseries, tentures rouges, serveurs en livrée rapides et précis, léger brouhaha. À une table, un homme aux traits tirés par le temps, le regard empreint d’un mélange de douceur, d’expérience et certainement aussi, d’une once de lassitude. Celle de se raconter, peut-être, car son parcours fascine. Il doit l’avoir détaillé mille fois, cet itinéraire de vie sur lequel on croise la création d’organisations aussi prestigieuses que Médecins Sans Frontières ou le Samu social. Un parcours qui traduit une force de conviction, une impérieuse nécessité d’aider son prochain, quelle que soit l’intensité des vents contraires qui s’abattent sur l’homme.
Combien d’adolescents ont collé sur les murs de leurs chambres des posters de héros ? Ils sont nombreux, bien sûr. Mais combien, parmi eux, ont choisi d’y faire figurer des héros de la Résistance, des reporters de guerre comme Joseph Kessel, les pilotes Richard Hillary et Antoine de Saint-Exupéry, ou bien Léon Trotski, Louis Pasteur, Albert Schweitzer ? Jeune garçon, Xavier Emmanuelli s’était entouré de ces figures, dont il avait calligraphié le nom à l’encre de Chine sur les murs de sa chambre. Pour lui, « tous les enfants du monde devraient se créer leur propre galerie d’ancêtres comme dans les châteaux. Rêver d’engagement, se frotter avec le monde, se planter, mais tâcher de vivre à la hauteur de ses héros. Chateaubriand disait : “Levez-vous vite, orages désirés !” » Dans son panthéon personnel, on trouve aussi ses parents, Corses montés à la capitale. Un père instituteur, qui, à force d’obstination et poussé par sa femme, devient de médecin. Des parents Justes parmi les nations, « qui ont caché des enfants juifs au péril de leur vie. J’ai voulu faire comme mon père, médecin généraliste, mais je rêvais d’aventure. J’ai eu une bourse, je suis parti un an à Montréal, puis j’ai été rappelé pour mon service militaire ».
À son retour en France, il sillonne les routes de campagne avec sa besace de médecin. « Il y a une poésie à être seul sur les routes, la nuit. Vous voyez le mystère de la condition humaine dans la souffrance et la mort. » Mais le désir d’aventure ne s’étanche pas aux routes de campagne. Alors le Dr Emmanuelli passe son diplôme de léprologie et embarque en tant que médecin de la marine marchande sur les derniers paquebots, où il soigne passagers et hommes d’équipage. « J’ai fait ma première évacuation sanitaire, j’ai détourné un bateau ! » Et après le grand air de la mer, les mines de charbon : de retour sur la terre ferme, ce communiste de la première heure se tourne vers les mineurs. « Ce n’était pas Germinal, mais c’était inceste et alcoolisme. Tout cela me renforçait dans mon engagement auprès du monde ouvrier. »
L’homme a besoin de se confronter à la douleur, à la misère, mais aussi à l’urgence. L’aventure, toujours, en ligne de mire. Il passe son diplôme d’anesthésie-réanimation au moment où naît le Samu. « Un patron m’a trouvé une place d’assistant, j’étais fasciné par la vie que j’avais. » C’est à cette époque, aussi, que sa route croise celle d’autres médecins fougueux sur les terres du Biafra. Ensemble, ils créeront Médecins Sans Frontières. « Avant de créer MSF, on a essayé de se rapprocher de la Croix-Rouge, qui nous a envoyés bouler ; les notables n’ont pas supporté. Quand je me suis aperçu qu’ils ne voulaient pas de nous, ça m’a mis au désespoir. Il ne fallait compter que sur nous. » On dit que dès l’époque de la création de MSF les tensions étaient vives entre lui et Bernard Kouchner. Que ce dernier aurait intentionnellement omis de le prévenir de la date de l’assemblée générale constitutive de MSF. Aujourd’hui encore, Xavier Emmanuelli avoue que « ça l’écorche de dire son nom ». Parce que leurs conceptions de l’engagement sont aux antipodes l’une de l’autre. Quand l’un privilégie l’aventure sans filets ni caméras, l’autre aime la mettre en scène. « Moi, je pensais que l’humanitaire était plutôt un secret. Mais MSF a grandi en même temps que les médias de l’image, et Bernard Kouchner a décidé de mettre en récit notre histoire. » Tous autant qu’ils étaient – treize fondateurs, dont Rony Brauman –, ils ont déroulé le récit, avec leur propre sensibilité. « Nous étions tous engagés, et tous sur une ligne de crête. Nous avons eu une histoire commune et, en même temps, chacun a reconstruit sa propre histoire, qui n’a rien à voir avec celle des autres. » Sous l’oeil des caméras, l’association des médecins aventuriers grandit, suscite des vocations. Mais il semble ne s’être jamais vraiment remis de cet éclairage non désiré. « On s’est un peu éloigné du rêve parce que l’engagement rêvé et l’engagement réalisé, ce n’est pas pareil. »
Les gens croient que l’exclusion, c’est du social. Mais c’est d’abord du médical. La malnutrition, les brûlures, la syphilis, le zona, la gale, le diabète… Personne n’y pense car il n’y a pas de plainte
Après la décennie Sans Frontières, dans les années 1970, où il parcourt « tous les endroits pourris du monde », Xavier Emmanuelli se tourne vers les prisons. On est en 1983, le sida s’y répand comme une traînée de poudre entre les drogués qui s’échangent leurs seringues. Durant cette nouvelle décennie, il prend conscience de l’ampleur de l’exclusion et de son sens véritable pour une partie de ses concitoyens. « Les gens croient que l’exclusion, c’est du social. Mais c’est d’abord du médical. La malnutrition, les brûlures, la syphilis, le zona, la gale, le diabète… Personne n’y pense car il n’y a pas de plainte. Connaissez- vous le syndrome de la chaussette qui s’incruste dans la peau ? À force de ne plus se croiser dans un miroir, on n’a plus de narcissisme. On endure sans broncher. » Ces années-là forgeront son désir d’apporter un soutien aux exclus de la rue. C’est ainsi que voit le jour, en 1993, avec le soutien du maire de Paris, Jacques Chirac, le Samu social. Pour la première fois, des équipes mobiles d’aide partent à la rencontre des personnes qui, dans la rue, semblent en détresse. Le même jour est créé le premier centre d’hébergement d’urgence avec soins infirmiers.
Il faudra attendre que Xavier Emmanuelli devienne secrétaire d’État chargé de l’Action humanitaire d’urgence, en 1995, pour qu’un numéro vert, gratuit, soit attribué au Samu social. Car voilà bien une facétie de la vie : l’ancien communiste qui pensait que ce n’est pas le rôle d’un gouvernement de faire de l’humanitaire, va rentrer dans un gouvernement de droite (« Non, rad’soc’», balaye-t-il), pour prendre en charge… l’humanitaire. La décision fut difficile à prendre. Mais, même si sa grande loi contre l’exclusion n’a pu voir le jour avant la dissolution de 1997, il estime que son passage a porté quelques beaux fruits : « J’ai fait interdire les mines antipersonnel, j’ai fait créer le 115 appel gratuit, j’ai fait ouvrir les pensions de famille* et j’ai créé les cellules d’urgence médico-psychologiques après les attentats. » Il ne regrette pas. « Maintenant, je sais que l’on n’est pas tout d’une pièce. On n’est pas soit lâche, soit courageux. J’ai mis du temps pour le savoir. L’engagement demande un minimum de loyauté envers soi-même : qui êtes-vous, quelle concession acceptez-vous ? On peut mourir pour son engagement, mais on peut négocier. Car l’engagement est une zone grise dans laquelle il n’est pas facile de tenir la ligne de crête. Cela demande de faire des concessions dans la vie quotidienne. » Cette ligne de conduite l’amènera à rompre, en juillet 2011, avec le Samu social de Paris : trop de coupes budgétaires. Le gouvernement de l’époque oppose, « bêtement » d’après lui, l’urgence à l’insertion, et veut favoriser le logement. Pour lui, c’est « le soin et l’abri d’abord. Ce n’est qu’ensuite que l’on oriente les personnes vers du logement ou pas ». Il démissionne de la présidence, mais reste à la tête du Samu social international. Aujourd’hui, toujours engagé, il officie à la tête des Transmetteurs, association au sein de laquelle les retraités du secteur de la santé peuvent aider à garantir la continuité des services aux personnes qui en ont besoin, tels des « réservistes de l’urgence médicopsychosociale ».
Forts de leur expérience, ils sont aussi amenés à former des jeunes ou des personnes en situation d’exclusion dans le domaine de la santé, dans le but de les aider à s’insérer socialement. Au fil des expériences, l’ancien communiste, qui voyait les religions comme « des conneries à combattre » du temps de MSF, a senti sa foi s’épanouir. « Quand vous êtes engagé, vous êtes dans le monde des symboles. C’est un récit : le récit de la vie. Ces engagements m’ont donné une raison d’aimer les gens et de les combattre. Ils m’ont fait gagner ma foi. »
Par Marjolaine Koch
* Les pensions de famille, destinées aux SDF, visent à gérer l’après-urgence en leur proposant une chambre où ils peuvent se poser durablement et tisser des liens pour se resocialiser.
Photo : © Catherine Gugelmann /AFP
Ouvrages
Les Enfants des rues, Odile Jacob, 2016.
En cas d’urgence, faites le 15, avec Suzanne Tartière, Albin Michel, 2015.
S’en fout la mort, avec Sylvie Coma, Éditions Les Échappés/ Charlie Hebdo, 2012.
Au seuil de l’éternité, Albin Michel, 2010.